Il est actuellement un courant de la pensée
populaire, largement répandu et illustré par les films moyens produits par l’industrie américaine
ou par la presse non-pensante que nous connaissons bien, qui consiste à considérer l’informaticien
comme le nouveau paria de la science, ou plus exactement comme la nouvelle icône du savant sans
conscience, responsable de toutes les vicissitudes du monde moderne de la communication. Et comme
le savant irresponsable dont il est le nouvel avatar, on affuble ce prototype d’informaticien
virtuel d’une palanquée de défauts humains et d’une absence quasi totale de sentiments normaux.
Or l’informaticien, si tant est que l’on puisse en parler avec un tel degré de catégorisation,
n’est qu’un spécialiste comme les autres et rien ne justifie l’apparition d’une telle image négative.
Je ne défends pas particulièrement les informaticiens,
bien que j’en sois un moi-même et que je sois conscient du hochement de tête entendu qui accompagne
souvent le moment où j’annonce la nature de mon métier. Je ne défends pas particulièrement les
informaticiens compte tenu du nombre d’imbéciles que l’on peut trouver dans ce métier ; je ne
place les informaticiens ni au-dessus, ni au-dessous de n’importe quelle autre catégorie professionnelle
de spécialistes. Car contrairement à ce que l’on pourrait croire au vu de la considération malveillante
qu’ils suscitent, les informaticiens sont des spécialistes comme les autres.
Je n’en veux pas particulièrement non plus aux
spécialistes, qui sont des gens comme les autres. Qu’est ce qu’un spécialiste (par opposition
au non-spécialiste) ? Pour faire général, je dirais que c’est le détenteur d’un savoir particulier,
qui se révèle comme tel parce que le savoir qu’il détient vous devient brusquement nécessaire.
Votre lavabo fuit, mais vous ne savez pas arrêter l’eau ; vous voulez traduire un texte mais vous
ne parlez pas la langue souhaitée, etc. Le spécialiste intervient et résout votre problème. Jusque
là tout se passe bien. Apparaît alors une première forme de perversion. La détention d’un savoir
particulier est généralement utilisée comme élément gratifiant : ce n’est pas la connaissance
elle-même qui est gratifiante , mais le fait de posséder cette connaissance face à quelqu’un qui
ne la possède pas. D’où gratification perverse, et frustration pour l’autre partie (à moins que
la gratification provienne directement de la frustration de l’autre). Alors on se venge en émettant
des doutes sur la qualité du savoir détenu. Tout ça est très mesquin, très humain. Et on fourre
tous les individus ayant cette connaissance dans une catégorie que l’on nomme d’après le savoir
possédé , et l’on se dépêche de qualifier cette catégorie par les défauts les plus immédiats,
pas forcément liés à la connaissance elle-même. Les garagistes vous arnaquent toujours sur le
montant de la facture. Les gens de la Qualité (ou les créatifs de la publicité) vendent du vent.
Plus la connaissance qui nous échappe est vaste,
plus on médit de la catégorie des gens qui la possèdent. Pire : moins nous sommes susceptibles
d’avoir la capacité d’acquérir cette connaissance, plus nous tendons à la dégrader. Quand on réalise
que l’on n’est pas capable d’apprendre une chose qu’un individu vient effectuer avec aisance devant
vos yeux, la frustration atteint son comble. Le spécialiste, c’est donc ce détenteur d’un savoir
que nous n’avons pas.
Les informaticiens sont des spécialistes comme
les autres, mais on leur réserve pourtant un traitement de faveur dans le petit jeu de l’écharpage
populo-médiatique. Par exemple, l’informaticien joue le rôle du traître raté dans les deux films
grand public que sont « Jurassic Park » et « Golden Eye ». Non seulement notre sympathique héros
est un traître vénal, mais en plus il rate ce qu’il entreprend, il est l’objet du mépris général
de ses ennemis et de ses maîtres (qui le manipulent), et il meurt de manière horrible. En outre,
il est disgracié physiquement (du moins par rapport aux canons de la beauté californienne), il
est un obsédé sexuel du type rampant (il procède par allusion, mais en exposant crûment l’objet
des allusions), il a généralement un défaut d’élocution ou des tics reflétant son incapacité à
communiquer avec le monde autre qu’électronique et il n’aime pas les enfants braillards (ce qui
est l’horreur absolu, reconnaissez-le et cela constitue un important critère d’humanité pour le
public américain). Avec toutes ces tares, notre héros parvient quand même à survivre (pas pour
longtemps, rassurez-vous) en faisant preuve d’une maîtrise un peu surnaturelle des ordinateurs
et parce que le Mal a temporairement besoin de lui. Il est le maître d’un monde annexe, nécessaire
aux desseins du Mal, monde que l’on devine - ou que l’on nous fait deviner - comme obscur, pitoyable,
et surtout dénué d’humanité.
L’informaticien est le dernier représentant
d’une longue lignée de figures emblématiques du mal. Qu’elles soient mythiques (le diable, le
vampire, le monstre créé de toute pièces) ou tirées de la réalité (le militaire borné, le savant
fou, le PDG sans scrupules), elles ont toutes en commun un élément important : elles sont les
représentantes d’une force à laquelle on reconnaît une certaine valeur (positive ou négative).
Cette force (que je qualifierais bien de coté obscur, mais je risque de passer pour un informaticien
attardé), c’est le mal nécessaire quand il s’agit du diable ou du vampire, c’est la tentation
quand il s’agit du PDG, c’est l’orgueil quand il s’agit du savant fou. Mais que cela soit relié
ou non à des considérations religieuses, il ne s’agit au fond que de réflexions sur l’homme et
sur la société, sur le bien et le mal, sur la morale... En gros, on sait que cela est mauvais,
mais également que cela a un bon coté qui est d’être l’illustration exacte des penchants humains
à combattre.
Pour l’informaticien, rien de cela ; même si
on le mâtine de savant fou ou d’avidité sans scrupule, il demeure un élément nocif même pas digne
d’être un exemple. Ce n’est même pas « regarde bien, mon enfant, ce que tu ne dois pas devenir,
même si tu fais de l’informatique », non, c’est juste « les informaticiens sont comme ça » ; de
purs êtres du néant.
Tout cela procède d’une projection de la peur des machines sur celui qui les représente peut-être
le mieux à l’heure actuelle. Il y a beaucoup de ressemblance entre le monde inhumain et sans but
des machines (je parle du monde irréel généré par l’angoisse sociale, voir La
machine : quelques réglages) et le monde supposé de l’informaticien. Ceci expliquerait peut-être
que les défauts humains prêtés à l’informaticien (cupidité, avarice, désir) soient en fait des
tentatives d’humanisation (donc plutôt positives) mais intrinsèquement vouées à l’échec. Un peu
comme le Terminator, machine revêtant l’apparence d’un humain et finissant dépouillé de son masque
(de sa chair) comme un vulgaire robot à découper du héros.
Alors l’informaticien, avec pour seul défaut
d’être un spécialiste, et donc de vous exclure par sa seule existence d’un monde technique de
plus en plus plus présent dans votre vie, devient plus qu’une victime expiatoire. Il devient le
Défaut du Mal, cette partie qu’il faut éliminer pour avoir un Mal suffisamment pur pour être combattu.
James Bond détruit la création informatique du Méchant (et accessoirement l’informaticien), puis
il triomphe du Mal en dégommant le Méchant. L’économie mondiale risque de se casser la gueule
à cause de l’Asie ? Ce sont des opérations informatiques mal effectuées qui ont amplifié le phénomène.
La peur millénariste est à la mode ? Le bug de l’an 2000 va tous nous faire mourir (d’ailleurs,
si les fusées atomiques décollent et atterrissent au hasard, ce sera la faute au bug, non ? Non
!).
S’il vous plaît, ne tirez pas sur l’informaticien.
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