Il n'y a rien
après. Après le meurtre, je veux dire. J'ai passé trois mois à m'organiser.
Trois longs mois de préparation maniaque pour que rien ne vienne
gâcher la fête, pour ne rien oublier avant le jour choisi. J'ai
tout planifié, presque mathématiquement, en commençant par de simples
plans pour finir avec un cahier des charges monumental. J'ai, dans
la cage d'escalier, bloqué les portes de secours une par une, dissimulant
les loquets ajoutés de ma main, bloquant les serrures, sans que
personne dans tout l'immeuble ne se doute de rien. J'ai saboté tous
les extincteurs (pas si compliqué, d'ailleurs) et relevé avec précision
tous les détails du réseau téléphonique pour que personne ne soit
prévenu trop tôt. J'ai étudié les avantages et les inconvénients
de tous les types de combustible pour que la fête soit totale. Pas
un n'en réchappera, ou alors, ça me ferait mal de m'être donné tant
de mal pour qu'un papi particulièrement rapide ou chanceux vienne
foutre en l'air mon réveillon de l'an 2000.
C'est ma petite
joie à moi, mon arbre de Noël du 31 décembre, faire cramer tous
les vieux de l'immeuble dans un bel incendie. Que des vieux… tiens,
ça m'apprendra à vivre dans les beaux quartiers. Au premier, au
second jusqu'au cinquième : que des vieux, au rez-de-chaussée :
des vieux, dans les poubelles : des vieux, aux balcons : des vieux.
Alors, j'ai décidé de faire une bonne flambée pour leur tenir chaud.
Un grand feu de joie pour la nouvelle année, l'incendie de Rome
en plein Paris, tout le quartier illuminé et la bûche glacée des
pompiers fondant doucement sur la table de la caserne, sans personne
pour la manger, les voisins atterrés à l'idée de leur jolie fête
qui part en fumée et les réjouissances de l'an 2000 pour moi seul,
aux premières loges du bistrot d'en face ouvert pour ceux qui n'ont
pas d'autre endroit où aller, seul à sourire pour la Saint-Sylvestre.
Devant mon diabolo-cassis (un vrai, c'est-à-dire avec de la crème
de cassis, deux glaçons dans un verre évasé et de la limonade en
petite bouteille glacée, tout un travail un bon diabolo), je repense,
en regardant les secours s'organiser (faut toujours s'organiser
quand il n'y a plus rien à faire), à tous les habitants de l'immeuble
qui doivent maintenant rôtir lentement. Ils étaient tellement gentils
avec moi (faut dire, je suis le type même du voisin de palier obséquieux,
toujours là pour dire bonjour au chien, tenir la porte d'ascenseur
et monter les courses). Mais bon, faut bien marquer le coup du passage
dans le troisième millénaire (même s'il ne commence que dans un
an, moi, c'est les trois zéros magiques qui m'excitent). Le garçon
ne peut s'empêcher de pleurnicher, il ne cesse de répéter "c'est
pas possible, c'est pas possible" mais je crois que des flammes
de plus de quinze mètres, c'est plutôt convaincant, non ? On entendrait
presque les gentils papis crépiter…
Ça s'agite ferme
quand l'étudiant de la chambre de bonne hurle à la fenêtre du sixième
étage. Celui là, je l'ai bien coincé. Sautera, sautera pas… Il semble
hésiter, c'est vrai que c'est haut. S'il a de la chance, il peut
sauter en 1999 et mourir en l'an 2000. Non, il a sauté trop tôt.
Dommage.
Les pompiers
n'ont pas remarqué que les portes étaient bloquées pour quiconque
tentait de sortir de l'immeuble, mais je me doute que la police
sera plus perspicace demain, en inspectant les restes de l'immeuble.
Ce qui m'embête un peu, faut bien le dire, c'est les invités des
réveillons de mes papis, y'avait des gosses sans doute (c'est toujours
les grands-parents qui se coltinent les gamins quand les parents
font la bringue avec leurs amis). Mais bon, ils n'avaient qu'à aller
dormir chez des amis au lieu de venir s'enterrer avec les gentils
papis. J'ai comme l'impression que le mousseux du patron va rester
au frais cette nuit, en tous cas, ça bosse dur derrière le comptoir
devenu le QG des secours. Ça va pas être facile d'avoir un autre
diabolo.
Y'a plus beaucoup
de flammes, les pompiers sont efficaces, faut dire qu'y plus grand
chose à éteindre. Le feu ne s'est pas propagé aux autres immeubles
de la rue, c'était trop demander. Même les voisins sont rentrés
chez eux, lourdement, pour finir de manger en pensant au malheur
des braves gens qu'ils ne verront plus chez le boulanger ou chez
le boucher. La police a bouclé la zone. J'ai un peu la gueule de
bois. Ça a été un réveillon à tout casser. J'ai hâte de lire les
journeaux demain. Je me vois bien en "pyromane du millenium" ou
en "assassin de l'an 2000". Va falloir penser à l'année prochaine,
un truc spécial pour 2001. Je me demande si la police me retrouvera.
Je me demande ce que je ferais dans un an. Je me demande ce que
je vais trouver pour sentir à nouveau le goût de la flamme et l'odeur
de feu, ce que je vais inventer pour retrouver la chaleur des hivers
de mon enfance, pour revoir mon père faire un feu dans la cheminée.
Je me demande si les plus hautes flammes sont capables d'atteindre
les plus proches étoiles.
Je me demande
ce que je ferais dans un an.
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