P…, le 01.01.2000
Mes
chers parents
Il est trois
heures du matin. Je viens d’achever mon tour de garde. J’ai franchi
le millénaire en état d’alerte, les pieds dans la boue, sous une
pluie torrentielle. Hier, les pilonnages ont repris depuis la colline
en face. Les gradés prétendent que l’ennemi va lancer un assaut
aux premières heures du jour. Ca fera le troisième depuis Noël.
La trêve n’aura pas duré.
C’est assez étrange de penser que là où vous êtes, de l’autre côté
de l’Océan, vous êtes encore dans le XXème siècle. De notre poste,
on entendait les cris de la fête sous les tentes des gradés. J’avais
à peine pris ma relève que je les ai entendus hurler 5, 4, 3, 2,
1, 0, bonne année ! et puis des cris, des rires, et puis ça s’est
tu assez vite. Dix minutes plus tard, c’était le calme plat. Plus
que le bruit de la pluie sur la toile. Tout le monde devra être
en forme, tout à l’heure, 1er janvier ou pas, général ou pas.
Tout de même, il s’est produit un fait assez curieux, cette nuit.
Je regardais ma montre. A 2 heures, Billy, qui devait prendre ma
place, n’était toujours pas arrivé. J’ai fait plusieurs appels à
la radio. Finalement, il est venu tout seul, ce qui est contraire
au règlement. Il m’a raconté qu’il avait essayé de réveiller le
sergent N’Dos, sans succès. Je lui ai dit : « Il avait encore bu,
comme à chaque fois ! » Mais Billy m’a assuré que non, qu’il avait
regardé sous son lit, là où il met ses boîtes de bière vides, d’habitude,
mais qu’il n’avait rien trouvé. En revenant au poste, je l’ai secoué
à mon tour, sans résultat. J’ai pensé qu’il lui était arrivé quelque
chose, peut-être qu’il était mort, mais il respire normalement.
Il paraît très calme. J’ai braqué ma lampe de poche sur son visage,
je l’ai appelé, rien. Une vraie bûche. J’ai consulté la feuille
de garde, pour savoir qui était l’officier de semaine. C’est le
lieutenant Krosoft, vous savez, celui que papa appelle le petit
Jimmy, et que vous connaissez bien. Je devrais peut-être aller rendre
compte. Sa tente n’est pas très loin. Maintenant que je me suis
séché, je n’ai plus tellement envie de ressortir, mais c’est le
règlement. Si je ne le respecte pas, je prendrai encore du trou.
Je vous laisse. Je vous embrasse bien fort, tous les deux. J’espère
avoir une permission pour venir fêter mes dix-huit ans à la maison,
à la fin du mois. Donnez-moi vite des nouvelles du pays.
Votre Cluster.
P…, le 5.1.2000
Chers
parents
Voici une semaine
que je n’ai pas de nouvelles de vous. Je commence à m’inquiéter.
Peut-être y a-t-il des problèmes à la poste, avec ce passage à l’an
2000 dont on a tant parlé. Je me suis bien habitué à recevoir une
lettre tous les deux jours, et ça me manque un peu. J’espère du
moins qu’il ne vous est rien arrivé, mais je pense qu’on m’en aurait
informé. Je vais sûrement en recevoir deux ou trois d’un coup, aujourd’hui
ou demain.
Il se passe des choses très bizarres, ici. Ma radio ne capte plus
que des stations locales, et comme je ne comprends pas la langue,
je n’ai pas d’informations. Le sergent N’Dos – vous vous souvenez,
pendant ma garde de vendredi dernier ? – s’est finalement réveillé,
mais il passe son temps à pleurer et à crier. Il faut le nourrir
à la cuillère. Il n’arrive plus à aller aux toilettes tout seul.
C’est Billy et moi qui devons le changer plusieurs fois par jour.
C’est horrible. Il fait dans ses habits et crie jusqu’à ce qu’on
l’ait nettoyé. Un type qui a trente ans sonnés. Pas plus capable
qu’un bébé. On ne sait pas ce qu’il a.
L’attaque ennemie n’a finalement pas eu lieu. Pas un mouvement,
pas un seul bombardement en 5 jours. Nous avons ordre de rester
dans notre compagnie. Plus d’une centaine de gars ont attrapé la
maladie de N’Dos. Les premiers ont été évacués vers l’infirmerie,
mais maintenant, il n’y a plus de place, et les autres sont obligés
de rester sous leur tente. Comme tous les infirmiers sont débordés,
ou malades eux aussi, ce sont les gars comme nous qui devons les
soigner. Les gradés ne passent même plus nous voir. Pas de nouvelles
du lieutenant Krosoft, ni de notre chef de corps. Rien. Pas de rassemblement
depuis 5 jours. On n’a même pas été à la levée des couleurs. Samedi,
quelqu’un a dû monter le drapeau tout seul, en voyant que ça n’avait
pas été fait, mais depuis, personne n’y a touché. C’est incroyable
. Ca n’est pas plus mal, remarquez. Je préfère ça à devoir affronter
les gars d’en face, mais si jamais ils attaquent, je ne sais pas
ce qui se passera. Tout est désorganisé. Il n’y a plus de cuistot,
en dehors du capitaine qui dirige le service. Comme personne ne
sonne pour l’ordinaire, nous y allons tous seuls, Billy et moi.
Le capitaine semble à peine nous voir. Il se tient dans un coin,
recroquevillé sur une chaise, et il nous regarde comme si on lui
faisait peur. On se sert nous-mêmes, on prend pour toute la chambrée
et on rentre manger sous la tente. Je ne sais pas combien de temps
ça va durer. Si c’est encore comme ça lundi, j’irai voir le chef
de corps, pour savoir ce qui se passe. Tant pis s’il me punit. On
ne va quand même pas rester comme ça pendant 107 ans, sans savoir
!
Voilà. C’est tout pour aujourd’hui. J’attends vite de vos nouvelles.
Peut-être pourrez-vous m’en dire plus.
Je vous embrasse.
Cluster.
P…, le 10.01.2000
Chers
parents
Je n’ai toujours
pas reçu vos lettres. Le vaguemestre est introuvable. Les deux gars
qui bossent pour lui ne l’ont pas vu depuis le Nouvel An. Ils n’ont
pas reçu le moindre courrier. Ils disent qu’ils continuent à envoyer
mes lettres comme avant. Je suppose donc que vous les recevez normalement,
mais je n’ai aucune certitude.
Ici, la situation est sérieuse. Tous les gradés sont devenus fous.
Je suis allé voir le chef de corps qui prétend qu’il n’est qu’un
simple aspirant, que c’est sa première mobilisation. Il se croit
au Viêt-nam. Le général a carrément déserté. Il a plié bagages la
semaine dernière et s’est sauvé dans le pays à bord d’une Jeep bardée
de drapeaux américains. A mon avis, il n’a aucune chance. Il a dû
se faire capturer à peine sorti du camp. Le lieutenant Krosoft est
enfermé dans sa tente. J’ai voulu entrer, mais il s’est mis à pleurer,
à crier qu’il n’y était pour rien, que ça n’était pas sa faute.
Il dit qu’il veut rentrer à la maison, il réclame sa mère sans cesse.
Je ne sais pas comment il se nourrit. Avec tous les malades dont
il faut déjà s’occuper, nous n’avons pas le temps en plus de soigner
les fous. Au début, avec Billy, on le laissait crier. Et puis, avant-hier,
ça devenait trop insupportable. Je suis retourné dans sa tente :
un vrai désastre. Toutes ses affaires sont éparpillées partout.
Il n’a pas dû se laver depuis un moment, il pue comme un troupeau
de chèvres. Je lui ai dit qu’il devait se calmer, qu’il était insupportable.
J’étais obligé d’élever la voix pour couvrir ses hurlements. Et
soudain, je ne sais pas ce qui m’a pris, je l’ai giflé.
Ca m’a fait un bien fou. Il s’est tu tout de suite et m’a jeté un
regard effrayé. Alors je lui ai expliqué, calmement, qu’il fallait
qu’il arrête ses conneries, qu’il se lave et se change, et qu’on
avait besoin de lui. Depuis, il ne me quitte plus. Il me suit partout.
Il sautille, il chahute, mais si jamais Billy ou moi nous élevons
la voix, il met ses bras devant son visage et chiale comme un gosse.
Un gosse. C’est ça qu’il est devenu. Il ne se souvient presque plus
de rien, à part son nom, l’endroit où il habite et comment on joue
aux billes. Je ne sais pas quoi faire. On dirait que, dans
tout le camp, il n’y a plus que les gens de notre âge à avoir
toute leur tête. Au-dessus de 20-25 ans, c’est comme s’ils étaient
retombés en enfance.
Cluster
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