Pour Edward,
les difficultés avaient commencé dès son arrivée à l’Etat-major.
En voyant le caporal trônant derrière le guichet d’accueil – obèse,
moustachu, quarante-cinq ans environ, le regard glauque d’un type
tombé trop jeune dans l’alcool – il avait prié en vain pour qu’il
ne lui demandât pas ses papiers. C’était comme espérer que le scorpion
ne piquât pas la grenouille au milieu du fleuve.
« Si je comprends
bien, monsieur ... Leibowitch, vous désirez rencontrer le général.
Vous dites que vous êtes journaliste, correspondant de guerre dans
un pays que je connais même pas le nom. Et d’après votre passeport,
vous seriez né en ... 1968, ce qui vous fait précisément, à l’heure
d’aujourd’hui ... un peu plus de quinze mois. Vous vous fouteriez
pas de ma gueule, par hasard ? »
Edward soupira.
« Ecoutez, laissez tomber mes papiers, si vous voulez. Mettez-moi
à poil, prenez votre meilleur flingue, emmenez-moi jusqu’au bureau
du général et restez avec nous. Mais il faut absolument ...
- OK, caporal,
laissez-le passer, je m’en occupe. » Celui qui venait de parler,
un aspirant d’une vingtaine d’années, essuya un regard lourdement
chargé d’un tas de sentiments dont le plus amène était une sorte
de mépris teinté d’un profond dégoût. Le gros éructa un vague «
m’vous voudrez, m’l’t’nant » suivi d’une réflexion globale sur la
nature d’un monde où de jeunes homosexuels prétendaient prendre
le pas sur l’élite de la nation. L’officier ne releva pas.
«Par ici, monsieur
... Leibowski ?
- Witch. Leibowitch.
Dites donc, lieutenant, pourquoi vous l’avez gardé, celui-là. Il
ne devrait pas être dans un de ces centres ?
- Je n’ai personne
d’autre. Figurez-vous qu’il y a encore un mois, nous étions près
de cinquante à travailler dans ce service. Aujourd’hui, il n’en
reste que quinze. Et si j’enlève les gars de ce calibre et les gamins
de quinze ans qu’on a dû embaucher la semaine dernière, il ne reste
qu’un jeune sergent, deux ordonnances et moi-même. On est obligé
de garder des types comme le caporal Birdskull. Il s’emmêle un peu
dans les dates, mais sinon, il a encore sa tête. Enfin, je veux
dire, ça n’est pas pire qu’avant.
- Et le général
?
- Lequel ? soupira
l’aspirant.
- Comment ça,
lequel ?
- Et bien,
à l’heure actuelle, nous en possédons quatre. Le vrai, celui d’avant
le jour de l’an, passe son temps aux cuisines, poste qu’il occupait
voici trente ans. Le véritable responsable et lui abreuvent le Chef
d’Etat-major de rapports demandant la mise à pied de l’autre sous
prétexte d’irresponsabilité ou de désobéissance. Quant aux trois
autres, ils ont respectivement 73, 81 et 87 ans et sont en réalité
à la retraite depuis plus de vingt ans. Le plus jeune traite les
deux autres avec tous les égards dus à des héros gâteux. Le plus
vieux s’obstine à lui donner du « adjudant » et ignore complètement
l’existence du troisième.
- Et celui
du milieu, justement ? ...
- ... est paraplégique,
semble comprendre que tout ne tourne pas tout à fait rond, mais
se fait néanmoins convoyer tous les matins à 6h30 dans le hall d’entrée.
De là, il faut le porter jusqu’à son bureau, au 2ème. Nous leur
avons aménagé un bureau à chacun, avec leur nom sur la porte. Au
moins, nous avons la paix pendant la journée. Sauf quand ils se
croisent aux toilettes.
- Et ils n’ont
pas encore provoqué de catastrophe ?
- Ne m’en parlez
pas ! Le premier jour, l’un d’eux a appelé la Maison Blanche pour
commander de nouveaux renforts aériens sur Saigon. Panique dans
le bureau du président – du moins pour ceux qui comprenaient quelque
chose à la situation ... Le président, quant à lui, était pendu
depuis une heure au téléphone avec Moscou. Il essayait de joindre
Brejnev.
- Quoi ? Clinton,
lui aussi ?
- Non, non,
cher M. Leibowitch. Pas Clinton. Nixon. Enfin, depuis, nous avons
relié leur téléphone à un standard tenu pas une troupe de jeunes
acteurs. Plus de danger de ce côté-là. Mais vous comprendrez qu’il
va m’être impossible de vous introduire auprès du général.
- Donc, si j’ai
bien suivi, vous êtes désormais le Chef d’Etat-major en exercice.
- Dans les faits,
oui, le problème étant de trouver un responsable capable d’officialiser
la chose. Au regard de la loi, nous sommes actuellement en plein
putch. Soudain silencieux, ils pénétrèrent dans le bureau du jeune
officier.
« Au fond, ça
n’a pas beaucoup d’importance, reprit le journaliste. Il va bien
falloir que quelqu'un se décide à prendre la situation en main.
Depuis presque un mois, c’est l’anarchie totale sur la planète !
Les gosses sont livrés à eux-mêmes, ils pillent les magasins et
il n’y a personne pour les en empêcher ... - Non seulement il n’y
a personne, mais ce sont les adultes qui les entraînent ! Pas plus
tard qu’hier, deux frères sont venus livrer leurs parents à la police.
Ils avaient volé tous les cyclomoteurs de l’immeuble, et mis plusieurs
appartements à sac ! Mais la police elle-même est complètement désorganisée
...
- Sait-on exactement
ce qui s’est passé ?
- D’après mes
propres observations, toute la population de
plus de trente ans est devenue comme folle. Elle semble avoir
régressé d’à peu près autant d’années.
- C’est ce
qu’il m’a semblé, à moi aussi. Ce que je ne m’explique pas, c’est
comment j’ai pu en réchapper. J’aurai bientôt trente deux. Logiquement,
je devrais passer mes journées à gazouiller et baver joyeusement
en attendant le biberon de quatre heures !
- Vous êtes
peut-être « immunisé » contre le « virus » ? Il faudrait pouvoir
vous examiner. Nous tenons peut-être là une piste solide...
- Oui, mais
où trouver un spécialiste compétent ? » Ils se turent de nouveau,
mesurant l’ampleur de la catastrophe.
« Ceci dit,
lieutenant, je suis au regret de devoir ajouter à vos soucis. La
situation sur le front de guerre demande à être réglée d’urgence.
J’en reviens tout juste. Il n’y a plus là-bas qu’une poignée d’hommes
encore sains d’esprit. Le reste des officiers court la campagne,
ou végète dans les infirmeries. Le matériel est totalement l’abandon.
Bien sûr, il n’y a pas grand-chose à craindre du côté des ennemis,
qui sont peu ou prou dans le même cas. Mais il faut songer au rapatriement.
» L’aspirant se gratta la tête. « Et bien j’y ai pensé. Dans les
hommes de moins de trente ans, le plus ancien dans le grade le plus
élevé est le chef Blackfoot. J’ai préparé un ordre de...
- Permettez,
lieutenant. J’ai passé trois semaines à arpenter les camps afin
de dénicher quelqu’un susceptible d’assurer la bonne marche des
opérations. Il se trouve j’ai rencontré le chef Blackfoot. Et ...
- Et bien...
- L’homme est,
comment dire
- je peux vous
parler franchement ?
- je dirais,
un poil excité, m’a-t-il semblé. Il m’a parlé de complot judéo-machin-chose.
Il est persuadé qu’il s’agit d’une attaque chimique fomentée par
les « ennemis de la patrie ». Il ne quitte pas son masque à gaz,
et dort au milieu d’un véritable arsenal. J’ai conseillé aux hommes
de troupe de garder un oeil sur lui. Je ne pense pas qu’il soit
l’homme idéal pour ce genre de travail ...
- Bien. Vous
avez quelqu’un à me suggérer, je suppose ?
- En effet.
Il se trouve que dans le camp de P..., j’ai rencontré une
poignée de petits gars tout ce qu’il y a de capables. Ils sont
entrés en contact avec les autres casernements, et ont organisé
une sorte de réseau d’entraide. Il m’a semblé que nous gagnerions
à nous appuyer sur cette structure naissante.
- Ils ont un
chef, ou quelque chose dans le goût ?
- Un deuxième
classe qui vient tout juste d’avoir dix-huit ans. Un certain Cluster
Nolaw.
- Un deuxième
classe ! Vous voulez que l’on confie tout le rapatriement de notre
effectif de guerre à un deuxième classe !
- Vous voyez
une autre solution ? Vous préférez peut-être y aller vous-même ?
L’aspirant s’affaissa. « Bon. Bon. J’imagine ... Je vais modifier
mon ordre. Ca sera la promotion la plus rapide dans l’histoire des
marines. Passer de deuxième pompe à lieutenant ... Mais dites-moi,
monsieur Leibowitch, vous-même, que comptiez-vous faire dans la
prochaine quinzaine ?
- Je n’osais
vous le suggérer, mon lieutenant... »
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