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Le froid coupant.
Le froid brutal. Le froid qui gifle les rares parties du corps encore
à nu. Sous les épaisseurs triples de vêtements sales, le froid ronge
la peau, mord les muscles qui durcissent et ne frissonnent plus.
Tout le corps souffre, tout ce qui n'est pas pelotonné meurt. La
bourrasque est terrible et tue ; mais le froid insidieux du vent
qui rampe comme un poison, infiltrant corps et os, est encore plus
dévastateur, il ronge les os, les os, le corps rigide et froid comme
celui d'un cadavre, il n'y aura jamais plus de chaleur, faites que
cela s'arrête, Maman, Maman, j'ai froid, je ne supporte plus ce
froid. Oh, n'être plus ce corps dévasté et ces pieds et ces mains
que l'on ne sent plus, être une sphère de chair caparaçonnée, protégée,
sans extrémités pour souffrir de la prise du froid.
Le gel du corps
qui meurt n'arrête pas la douleur, la douleur est bien plus immense
quand le gel atteint le cœur des os. Le froid qui gifle les têtes
courbées comme une onde sonore, polarisation du froid sur l'obscurité
du tunnel, choc métallique dans l'air glacé de tout ce qui peut
encore bouger, raclements, souffrance mais pas de cris. Surtout
pas de cris car le froid gèle les lèvres et les scelle à jamais
en figeant d'un coup les poumons exposés.
Choc du froid
qui parcourt les tunnels comme un fléau arbitraire, décimant les
derniers d'entre nous qui ont survécu.
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" Et après ?
"
Je pollue, tu
pollues, il pollue, nous polluons... Et après ? Des milliards d'hommes
sur une terre de plus en plus stérile, maltraitée, gangrenée pour
des millions d'années par les accidents radioactifs, par la chimie
massive, par la folie automobile qui a tué l'atmosphère. Des milliards
d'hommes infiniment pauvres qui s'étripent sous les yeux vides-morts
de la poignée d'ultras-riches protégés par des miradors. Au milieu,
des millions de sursitaires parqués dans l'hémisphère nord, qui
attendent de tomber d'un coté ou de l'autre, affamés d'une dernière
jouissance rapide, vite, vite, et après ? Et après, rien, on s'en
fout, profitons et pillons et détruisons maintenant.
Et après ? La
folie nationaliste a toujours été le moteur des relations internationales,
qu'elle soit avérée dans le discours arrogant d'un dictateur ou
bien cachée sous le masque démocratique d'un Etat corrompu jusqu'à
la moelle. Même dans les accords et les traités, les rapports internationaux
n'ont jamais cessés d'être des rapports de force entre dirigeants
; une multitude de pays et de peuples représentés par une poignée
d'hommes investis d'un pouvoir qui leur obscurcit la raison au point
de n'être plus que leur seul but. Et derrière eux, dans chaque pays,
une nouvelle poignée de têtes rigides prêtes à tout pour conquérir
ce pouvoir et qui poussent à l'accomplissement des catastrophes
les plus obscures comme à la destitution d'un dirigeant qui n'aurait
pas leur caractère d'avidité et d'égoïsme.
Il eût fallu
qu'une force supranationale balaye ces nationalismes arc-boutés
les uns contre les autres. A la réflexion, c'est à peu près ce qui
s'est passé. L'économie mondialisée a joué ce rôle en bousculant
les Etats souverains, et les flux monétaires sont devenus les bases
d'une fédération mondiale à laquelle il était interdit de ne pas
adhérer sous peine de disparaître. Malheureusement, cette économie
n'était pas issue d'une vision humaniste, mais constituée par une
poignée de cyniques arrogants pour son bénéfice exclusif au détriment
de milliards de laissés-pour-compte. Et cette économie insouciante,
dévorante, faite pour enrichir plutôt que pour répartir, cette économie
nous a détruit parce qu'elle était intrinsèquement faite pour détruire
la majorité de la population humaine, et elle a également détruit
la minorité qui croyait qu'elle était là pour la servir, comme un
golem incontrôlé qui aurait saccagé le ghetto. Et elle a détruit
le monde.
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Les sommets
internationaux pleins de grandiloquence et de promesses solennelles
n'ont pas arrêté la destruction de la planète, parce qu'aucune règle
ou loi n'a jamais pu se mettre en travers de la rapacité humaine
et de la galaxie d'infractions, de corruptions, de détournements
et de contournements qu'elle engendre. L'égoïsme, moteur de l'avidité
et de l'individualisme, est une force puissante et naturelle. Entre
ceux qui voulaient quitter l'état de Nature et bâtir une société
policée, et ceux qui désiraient revenir à l'état de Nature pour
imposer la loi du plus fort et la concurrence carnassière et sauvage,
le vieux combat n'a mis que quelques siècles à se terminer. L'instinct
triomphe toujours de la raison, parce que la raison s'est compromise
avec l'instinct. Et après ? L'important était de jouir du moment,
non ? Les conséquences...
La conséquence
a été l'empoisonnement du monde. Un monde réchauffé par les poisons
accumulés dans l'atmosphère, qui a d'abord été noyé, étouffé, cuit
à la vapeur infernale et toxique d'une gigantesque Cocotte-Minute
échauffée par le soleil devenu invisible derrière le gris plombé
et permanent du ciel. Et quand les courants perturbés des océans
détruits se sont inversés, quand le cycle de l'eau s'est disloqué,
quand le bouclier magnétique s'est inversé en aurores boréales vénéneuses,
alors la Terre s'est figée dans le scintillement d'une nouvelle
ère glaciaire. La pierre a éclatée et l'eau s'est arrêtée. La glace
a envahi la terre et la mer et le ciel. L'eau courante a disparu
et les hommes sont morts de soif. La glèbe est devenue stérile et
les hommes sont morts de faim. Et finalement les Etats ont succombé
au retour de la sauvagerie.
Et la mort du
monde civilisé a vu le retour de la Tribu.
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" Des rats,
voilà ce que nous sommes devenus. "
Le froid a tout
détruit. La neige compressée s'est transformée en glace sur des
mètres et des mètres d'épaisseur. Ceux qui ont pu survivre à la
disparition des Etats et des structures sociales se terrent maintenant
dans les tunnels anarchiques constitués par les pièces des logements
enfouis, par les égouts, par les métros, par les galeries creusées
dans la glace. Les tunnels creusés à la va-vite ne sont que des
boyaux suintants sommairement étayés. Cette termitière de glace
ne cesse de s'étendre, tout le monde creuse pour trouver dans les
habitations intactes quelque chose à manger ou à négocier. Nous
passons nos journées à trottiner dans les tunnels, à éviter les
vagues de froid et à nous battre. Il faut sans cesse payer tribut
au plus fort et faire allégeance à ses sbires. Tout le monde a ainsi
redécouvert les vertus de l'égoïsme paroxystique, et ceux qui le
pratiquaient déjà logent maintenant au milieu des richesses des
galeries enfouies du Louvre, entourés d'une cour de malfrats et
de femmes. Des rats, voilà ce que nous sommes effectivement devenus,
des rats terrorisés par le froid et paralysés par le traumatisme
de la chute encore récente. Les habits entassés les uns sur les
autres se mélangent et se décomposent sur les corps, constituant
avec les cheveux et les poils hirsutes la toison indistincte d'une
nouvelle humanité. Pour survivre, il faut se protéger, et pour se
protéger, il faut se soumettre : on se soumet à celui qui tape le
plus fort, et c'est ainsi que renaît la tribu, avec sa hiérarchie
de cogneurs, son troupeau d'esclaves féminins et son aversion pour
tout ce qui est faible. Les tribus s'affrontent pour le territoire
glacé, pour la nourriture, pour les femmes ou simplement pour le
plaisir de quelques gros chefs velus. La technologie a disparu,
et seuls quelques artefacts techniques subsistent et fonctionnent
encore à l'usage exclusif des chefs de tribus. Pour les autres,
il ne reste que les débris que l'on trouve parfois dans les habitations
abandonnées : l'humanité est revenue à l'âge de pierre et l'homme
pleure sur les vestiges déprimants de sa grandeur enfuie.
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Je ne sais pas
ce que je vais faire aujourd'hui. La première épreuve est de s'extraire
de l'amas tiède de haillons qui me sert de refuge. J'ai entassé
toutes les étoffes que j'ai pu trouver dans le coin reculé de ce
qui doit être les combles à demi effondrés du grenier d'un grand
bâtiment : un de ces grands bâtiments arrogants en pierre de taille
qui étalaient jadis un luxe hautain sur les grands boulevards taillés
par Haussmann. Sur quelques poutres brisées et croisées, j'ai constitué
un abri avec les planches arrachées au sol, et j'ai rempli cette
coquille de tout ce qui pouvait retenir la chaleur. Dans ce grenier,
j'ai pu trouver un refuge à l'écart des galeries qui rejoignent
en sous-sol le grand tunnel du RER, sévèrement contrôlé par les
guerriers de la bande du Louvre. De l'autre coté du grenier, entre
plusieurs poutres et un tas d'ardoises brisées, une amorce de galerie
permet de rejoindre l'extérieur, mais je l'ai colmatée avec tout
ce qui me passait sous la main.
Je suis à peu
près tranquille ici, parce que je suis proche de la surface et que
personne n'ose trop s'approcher de peur de mourir d'exposition prolongée
au froid. Cela simplifie et complique ma survie de tous les jours.
Je suis à peu près tranquille pour creuser ma galerie de termite
pillard. A l'aide d'un pic, je taille la glace à la recherche de
nourriture ou d'un bel objet qui pourra être troqué aux barbares
du RER. Trouver, c'est espérer vivre. J'ai plus ou moins de chance,
et beaucoup de risques car je travaille près de la surface : un
effondrement qui me blesserait me laisserait vulnérable face au
grand froid de l'extérieur. Je ne veux pas mourir.
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" Mourir de
froid. "
Parfois, souvent,
trop souvent, un effondrement quelque part dans une galerie laisse
entrer une bourrasque glacée de l'air polaire du dehors. C'est alors
la panique parmi les rats. Tout le monde court se blottir, se cacher,
s'enfouir pour échapper à la vague d'air froid qui peut vous geler
sur pied, et vous tuer à peu près aussi sûrement qu'un couperet
d'acier bleui. La température de l'air chute brutalement à un seuil
insupportable. On le supporte néanmoins en se calfeutrant dans tout
ce qui peut empêcher la chaleur de s'enfuir. Et la torture commence
: l'air froid se polarise en vibrations régulières de froid absolu.
On s'engourdit en se disant que l'on va geler et d'un coup le froid
mord plus sûrement qu'un chien. La douleur ne peut être combattue
sans bouger, et bouger signifie exposer son corps à d'autres morsures.
Il faut au contraire se replier sur soi-même et se blottir, mais
la morsure du froid revient dès que la piètre chaleur s'est dissipée.
Se blottir, s'enfouir, Mon Dieu je voudrais être un ver, un termite,
Maman, Maman, je ne veux pas mourir. Dans la tanière de chiffons,
l'homme solitaire s'enferme et se couvre et espère. Dans l'amas
de cartons qui se trouve deux étages plus bas dans une pièce éventrée,
la mère serre son unique fils survivant contre son sein pour lui
communiquer sa chaleur. Hélas, ils seront morts demain tout comme
l'homme du grenier, et leur corps bleuis et torturés ne traduiront
que la souffrance et la laideur de la lutte contre le froid. Aucun
apaisement ne sera visible sur leurs traits, aucune miséricorde
ne leur sera accordée. Jusqu'au dernier instant leur cœur aura tenté
de charrier dans leurs veines un sang épaissi. Leur cerveau protégé
leur fera éprouver jusqu'au moment ultime l'avancée inexorable du
gel de leur corps et la souffrance aiguë. Ils seront morts demain.
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" Que va-t-il
advenir de nous ? "
Qui peut encore
se poser la question ? Ceux qui pourraient y penser luttent pour
vivre et meurent gelés tôt ou tard. Ceux qui n'ont pas froid glissent
peu à peu vers une barbarie de bon aloi, et leur cerveau commence
déjà à trouver que leur boîte crânienne est décidément trop grande.
Bientôt la régression.
Et si l'humanité
renaissait de ses cendres froides ? La planète apaisée porterait
de nouveau sur son sol une civilisation, certainement plus brillante
que la nôtre. Un nouvel âge pour l'homme, ou peut-être pour quelqu'un
d'autre. Après tout, des tas d'autres petites bêtes pourraient mal
tourner et devenir intelligentes. Peut-être contempleraient-elles
alors les traces de notre civilisation en cherchant à reconstituer
notre mode de vie, comme nous l'avons fait pour les dinosaures.
Et des traces, nous en avons laissées : innombrables, profondes,
elles marquent le sol de cette planète comme les déjections d'une
bête folle souillant sa propre tanière. Certaines sont pratiquement
éternelles. Il se pourrait même que ce que nous avons fait condamne
irrémédiablement cette planète à ne plus porter de vie. Nous avons
peut-être rendu la Terre stérile...
Et après ?
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PmM |
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