Je ne sais plus
qui a commencé ce jour-là. Je crois que c'est moi. Qu'importe, ce
vendredi 30 décembre, nous n'aurions pas du aller aussi loin. Après
coup, il est facile d'examiner les erreurs de chacun. Maintenant,
je vois désormais plus clair.
J'avais rencontré
Bruno dans un de ces congrès d'internautes où chacun essaye de faire
valoir son site et où personne finalement ne se fait remarquer,
sauf Bruno. Ce jeune homme excellait dans la création virtuelle
et à son contact, je compris rapidement qu'il allait faire changer
la vision que j'avais du réseau et par conséquent de ma vie. Tout
d'abord timide, je pénétrais dans l'univers secret des mondes qui
s'enchevêtraient dans l'imaginaire de ce brillant informaticien.
Il avait conçu des systèmes planétaires gigantesques formant des
galaxies et des univers ; un parallèle à notre monde ; un échappatoire
à sa monotonie. Il m'avait ouvert les portes du virtuel où peu à
peu, je commençais à prendre mes aises, essayant moi aussi d'imaginer
et de créer. Une année passa. Ensemble, nous étions coupés du monde
et pourtant nous en créions tous les jours. Nos amis étaient des
personnages rencontrés sur des planètes lointaines. Nos sensations
étaient tellement exotiques qu'elles ne cadraient plus à notre bonne
vieille Terre si restrictive. Bruno avait toujours soif de paysages
et de rencontres originales. Il passait parfois plus de vingt heures
avec le casque et la combinaison virtuelle. Nous discutions alors
que sur le réseau et nos seuls replis sur le vrai monde étaient
les quelques instants nécessaires de sommeil. Puis, le jeu arriva…
Nous avions
construits pendant toute la semaine notre propre piège : Bruno avait
choisi le monde et moi, les personnages. Le jeu devait se passer
sur une planète du nom de Gaisha. Bruno avait travaillé plus d'une
nuit entière pour créer cette planète. Il avait inventé sa flore,
sa faune, son milieu indigène, et la situation politique qui régissait
les différentes ethnies qui la composaient. Moi, je m'étais contenté
de concevoir les deux personnages pour la lutte virtuelle. Je crois
que j'aurais dû me méfier de lui et mieux lire le synopsis. Mais,
comme d'habitude, j'avais du faire vite. Pris par le travail et
le temps, j'avais un peu bâclé les historiques des deux protagonistes
virtuels et je m'étais pointé le vendredi soir sans avoir revu la
cartographie du globe ni même le rôle de chaque ethnie dans l'écosystème
de la planète. Qu'importe, je pensais pouvoir le battre sur les
comportements psychologiques des personnages, et notamment le penchant
suicidaire du sien.
Bruno était,
dans ce monde virtuel, Abou Kalar, un chaman névrotique de la tribu
des Antys, l'ethnie la plus puissante de la planète, celle qui possédait
le pouvoir et les armes chimiques. Moi, je jouais le rôle du voyou
de bas quartier, condamné à la révolution pour exister, luttant
contre la tyrannie du peuple Antys. Je m'appelais alors Yvan Freydhom,
un roublard de la tribu des Angors, peuple opprimé depuis la nuit
des temps par les Antys. Une haine sans merci existait entre ces
deux ethnies et donc bien sur entre nos deux personnages. Le scénario
était alors simple. Mon rôle était de mettre en place une guerre
civile en vue de prendre le pouvoir et d'éliminer la suprématie
des Antys. Bruno, lui devait, à tout prix, faire régner l'ordre
et empêcher toute révolte. Tout semblait simple et rien ne laissait
présager ce qui se passa.
A 20 heures,
nous nous sommes retrouvés dans son garage. Il avait déjà rentré
toutes les données dans l'ordinateur. Nous avons choisi le jeu à
rapport de temps le plus élevé : une heure de jeu correspondant
à un mois de vie sur la planète virtuelle. Nous connaissions les
dangers d'un jeu avec un rapport de temps aussi élevé, mais pour
nous, internautes expérimentés, il nous fallait dépasser nos limites,
surfer sur les vagues les plus extrêmes du virtuel. Nous convînmes
de l'heure d'arrêt : minuit, soit quatre mois de jeu sur la planète.
L'expérience était trépidante et le risque bien présent. Peu de
surfers savaient tenir aussi longtemps dans le réseau. Bruno et
moi, nous étions des cracks et rien ne nous faisait peur. Le jeu
pouvait enfin commencer. Nous bénéficions des meilleurs outils technologiques
(des combinaisons corporelles à sensibilité exacerbée et des casques
à projection rétinienne complète). Avec ce type d'instrument, plus
rien ne pouvait nous ramener dans le monde réel, le monde virtuel
devenait alors aussi réel que notre Terre. Bruno me souhaita bonne
chance et nous pénétrâmes dans Gaisha.
Bruno avait
vraiment fait du bon boulot. La planète était magnifique et s'y
balader était une véritable partie de plaisir. C'était une terre
désertique séparée à l'équateur par un immense bras de mer formant
une ceinture océanique profonde et sinueuse. Ce désert était truffé
d'animaux exotiques en tout genre, et s'y promener était suicidaire,
car la flore et la faune étaient hostiles. Le système politique
était complexe, réaliste et tout aussi inamical. En six jours, Bruno
avait réussi à créer une merveille et j'avais un peu honte d'avoir
si rapidement créé les personnages. Nous passâmes le premier mois
à découvrir notre environnement et nos personnages. Je me plaisais
dans le rôle du grand révolutionnaire des quartiers pauvres et lui,
dans son palais, se satisfaisait sûrement très bien de sa position
de gouverneur autoritaire. Chacun de notre coté, nous préparions
nos actions sans nous voir directement. Par média interposé, nous
savions, de toute façon, que la lutte était proche. Après quelques
jours d'adaptation (soit quelques minutes dans le temps réel), je
parvins à me faire respecter dans le clan des Angors. Au bout d'un
mois, je dirigeai un groupe d'extrémistes bien déterminés à faire
changer les choses, notamment en détruisant les installations chimiques
des Antys. De son côté, Bruno avait renforcé la milice, bien sûr
et avait augmenté les cadences d'extraction du Délugium, minéral
à haute densité de radiation utilisé pour créer de l'énergie mais
aussi pour appuyer la guerre. Il jouait parfaitement son rôle de
diplomate avec les hauts dignitaires du pays et réussissait à faire
passer les projets les plus dangereux pour la survie de cette planète
sans remous. Je ne pouvais le blâmer, il épousait avec intelligence
les traits de son personnage, ignorant l'homme face à son ambition
démesurée.
Le second mois
fut le commencement de la guérilla, notamment avec quelques victoires
méritées de mon groupe d'extrémistes ayant réussi à détruire plusieurs
usines d'extraction, ainsi que l'arrêt stratégique d'une des centrales
de production. Bizarrement, Bruno se faisait plus discret et me
laissait engranger les points de la victoire. De son côté, il devait
préparer une riposte mais rien ne filtrait. Dans son palais, Bruno
s'était enfermé pour construire sa revanche. Connaissant sa capacité
à s'adapter à son personnage, je commençai, à juste titre, à avoir
peur des conséquences que pouvait avoir un tel psychopathe à la
tête d'un monde si déséquilibré, et d'une armée si puissante. Il
me fallait entrer dans le palais et essayait de comprendre ce qu'il
se passait dans sa tête et de rapidement éradiquer le mal à sa racine.
Je voulais éviter la catastrophe qui peu à peu devenait de plus
en plus évidente dans mon esprit. A la fin du second mois, je possédais
les plans pour entrer dans la forteresse et j'avais réussi à avoir
des aides de certains gardes lourdement payés pour passer les obstacles
réputés infranchissables.
Bruno, selon
ses proches, ne voyait plus personne et se limitait à gouverner
à distance. Il avait augmenté le nombre d'arrestations et avait
mis en place un régime dictatorial inspiré par sa personnalité de
plus en plus complexe et décalée. Je comprenais maintenant que j'avais
créé un nouvel Hitler, un Napoléon du réseau dans lequel Bruno se
plaisait à merveille. Comme prévu, j'avais réussi à pénétrer dans
le palais. Me faufilant dans ses appartements, j'avais pu épier
ses faits et gestes et comprendre enfin les plans fourbes de mon
adversaire. Dans le noir complet, Bruno, tel un dément, jonglait
avec les différents téléviseurs et téléphones pour envoyer des ordres
sur toute la planète. Il avait des correspondants à chaque coin
du globe, même les plus reculés. Derrière lui, une immense carte
montrait la localisation de chacune de ses unités ; il était possible
alors d'observer le quadrillage méticuleux qu'il avait entrepris.
Il avait préparé son attaque avec minutie et détermination. L'assaut
était imminent et je devais réagir. Chaque unité avait placé assez
de Délugium pour effacer toute trace de vie sur la zone qu'elle
contrôlait. Un suicide mondial était en train de se mettre en place
et il en était le maître d'œuvre. Dans ses mains, le destin du jeu
et de la planète, dans les miennes, que ma parole et mon esprit
pour le dissuader de détruire tout. Mourir, même dans le jeu pouvait
entraîner des conséquences graves et je ne pouvais le laisser nous
faire cela. Il avait enclenché le processus de destruction totale,
ce qui avait pour conséquence la suppression pure et simple de tout
être sur terre. Au delà de l'aspect purement immoral de cet acte,
je craignais les conséquences sur nos propres vies réelles. J'avais
gardé un pied dans notre monde et j'imaginais déjà le choc que cela
pouvait engendrer dans l'esprit aliéné de Bruno. Il me regardait
fièrement, tenant dans ses mains nos vies et nos âmes. J'ai bien
tenté de le convaincre, mais je l'ai vu se rapprocher de la console
et poser sa main sur l'actionneur des armes destructrices. Pour
ma survie et pour celle de ce monde si beau qu'il avait créé, je
ne pouvais accepter ce dénouement. Je cessais instantanément mes
paroles pour une violence efficace que j'avais apprise au cours
des derniers mois dans les rues malfamées de la capitale. Je l'égorgeais
et le jeu se termina.
Assis dans ce
lit d'hôpital, je pleure de l'avoir emmené si loin dans le jeu,
de l'avoir poussé jusqu'à l'apocalypse de son imagination, et finalement
de son existence. Pour moi, il ne me reste plus qu'à reconstruire
une vie. Peut-être une de ces vies parallèles où je le rencontrerai,
à nouveau, dans de meilleures dispositions…
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