Je déteste les
salles d'attente, celles des médecins, des dentistes ou des notaires....
Je déteste attendre en général, surtout chez les coiffeurs à cause
des odeurs de cosmétique et de parfum. Ici, pas d'odeur, l'atmosphère
semble totalement vide de traînées olfactives. Tout est aseptisé.
Les murs sont d'un blanc immaculé, les chaises d'une banalité géométrique
étonnante, tellement communes que je serais pratiquement incapables
de les décrire alors même que je suis assis sur l'une d'entre elle.
Et pas de table basse supportant le stock des inévitables revues
déchirées et datées que l'on trouve en général. Rien. Juste un parfum
d'ennui javélisé. Je commence à en avoir assez. Depuis combien de
temps suis-je ici ? Je n'en sais rien, le temps semble arrêté, bloqué,
stoppé net. Régulièrement, la porte qui se trouve en face de moi
s'ouvre et un nom jaillit de l'entrebâillement. L'heureux élu se
lève et disparaît. On ne ne le revoit plus, sans doute parce qu'il
existe une issue, de l'autre côté. Je ne sais pas, je m'en moque.
J'attends. le pire est qu'il ne semble pas exister d'ordre logique
ou établi. Certains sont appelés alors qu'ils viennent juste d'arriver,
d'autres attendent comme moi depuis un temps infini. Ils ont l'air
résignés, j'espère que ça n'est pas mon cas.
Ca y est, c'est
à moi. Qu'y a-t-il derrière la fameuse porte ? Un homme. Un petit
gros chauve au sommet et dégarni sur les côtés, vêtu d'un costume
gris mal taillé et visiblement monté sur des talons compensés. Il
me désigne un siège de la main et prend place derrière un bureau
de métal assorti à ses tristes escarpins.
- Voyons...
marmonne-t-il en compulsant un épais dossier. Etienne Barbin...
sexe masculin... trente-huit ans... Je n'entends pas bien, les mots
qu'il articule sont prononcés d'une voix si basse qu'il est impossible
de leur donner un sens. J'attends à nouveau. De temps en temps,
il me regarde en massant méticuleusement sa calvitie puis il retourne
à sa lecture. Ma biographie, l'histoire de mon existence, rien de
passionnant dans le fond, pas de quoi y passer des heures. Et pourtant...
Mais je sais que ça n'est vraiment pas le moment de sortir de mes
gonds. Il me faut jouer cool et serré en même temps. S'il y a une
fois dans ma vie - si j'ose dire - où il va me falloir paraître
à mon avantage, c'est aujourd'hui.
- Votre
cas nous pose un vrai problème, finit-il par dire. Une enfance malheureuse,
des parents alcooliques, violé à huit ans par un oncle unijambiste,
abandonné par le femme de votre vie après deux jours de vie commune,
renvoyé de votre premier emploi par un patron indélicat... Vous
avez des circonstances atténuantes.
- Oui...
Qui êtes-vous ?
- Aucune
importance. Quelqu'un comme vous, on m'a embauché ici pour plusieurs
siècles à cause de quelques petites choses...
- Vous
voulez dire que vous aussi ???
- Comme
vous, oui. Tous ceux que vous croiserez ici sont dans notre cas,
pas de privilège ou de passe-droit. Si je ne faillis pas à la mission
que l'on m'a confiée, je finirai par être délivré.
- Votre
mission ? Vous occuper de moi, quoi.
- Orienter
les gens comme vous, comme moi... J'étais juge, ils savent très
bien utiliser les compétences de chacun ici, vous savez on ne peut
rien leur cacher. Même nos pensées sont lues à livre ouvert. Mais
des compétences, dans votre cas, je n'en vois pas beaucoup. Et ce
que vous avez fait mérite bien peu d'indulgence !
- Il
faut me comprendre, je...
- Je
sais, je sais, je sais, lance-t-il. Tout est écrit dans ce dossier.
Tout et un peu plus, vous seriez surpris ! Passons à l'essentiel.
Vous avez lourdement fauté et cette faute ne peut vous être pardonnée
sans pénitence. Que diable, une longue période de remords est obligatoire.
- Mais...
les curés...
- Vous
êtes allé au catéchisme ? Parfait, je vais pouvoir employer quelques
mots techniques. Vous êtes au purgatoire et vous allez purger. Les
instances supérieures ne sont pas cruelles à tout prix, elles proposent
en général tout une panoplie de choix, afin que les choses se passent
bien et que vous ayez une réelle chance de réinsertion. Seulement,
dans votre cas nous avons peu d'options. Vous êtes un monstre. Je
vais vous indiquer les différentes possibilités et vous allez choisir.
Le principe est simple. Vous allez vous retrouver en bas en position
d'immortalité afin d'être soumis à une très forte tentation. Si
vous ne cédez pas à vos impulsions les plus basses, si vous parvenez
à tenir le coup, vous finirez au paradis. Si vous craquez, je vous
promets que vous n'aurez plus jamais à subir les rigueurs de l'hiver.
En disant ça,
il éclate d'un rire forcé. Mais sa vanne était minable, je ne vais
tout de même pas m'obliger à sourire pour ce genre de connerie,
même si je me sens en position d'infériorité.
- Bon.
J'ai trois choses à vous proposer. Mort-vivant, fantôme ou vampire.
- Ca
consiste en quoi exactement.
- Vous
n'êtes jamais allé au cinéma ! Vous débarquez d'où ? Nous n'avons
plus de temps à perdre, maintenant ! Dépêchez-vous, je coche. Les
morts-vivants hantent les cimetières et tentent de se repaître de
cerveaux humains. Les fantômes sont en général affectés dans des
bâtiments anciens ou des MacDonald et effraient habitants et consommateurs.
Les vampires se nourrissent de sang humain et se coupent en se rasant,
car leur reflet n'apparaît plus dans les miroirs.
Nouvelle vanne,
nouveau rire chevalin. Je reste de marbre.
- Il
y a des sous-genre bien sûr, ajoute-t-il. Goules, esprits-frappeurs,
chétoines, démons inférieurs ou minables... Mais ce n'est pas pour
vous. Vous êtes un pécheur de premier ordre et le châtiment doit
être dans vos cordes.
Un instant
de silence, juste rythmé par le battement de son stylo sur le plateau
du bureau.
- Euuuhhh...
finit-il par articuler. J'attends une réponse. Vous avez vu la queue
dans la salle d'attente. Je n'ai pas que ça à faire.
- Fantôme.
- Très
bien, un choix intéressant. Type de fantôme ?
- Ben... un
fantôme, quoi. Y en a plusieurs ?
- Un
peu de méthode. Il s'agit d'aller vite maintenant. Avec ou sans
linceul ?
- Linceul
?
- Vous
êtes bouché ou quoi ? les fantômes traditionnels sont vêtus d'un
linceul. Les modernes rejettent ce type d'uniforme...
-Sans
linceul.
- Boulet
?
- ...
- Avec
ou sans boulet, plus chaîne rouillée et tout le bataclan ! Vous
avez lu Wilde quand même...
- Connais
pas. Sans boulet...
- Pouvoir
?
- ???
- Les
fantômes possèdent un pouvoir particulier : en principe celui de
traverser les murs. Si vous avez une nouvelle idée ou une variante,
elle pourra être examinée par une commission ad hoc.
- Faudrait
que j'y réfléchisse...
- Monsieur Barbin...
bien que nous disposions aujourd'hui de l'éternité, je me permets
de vous rappeler que nous sommes pressés ! Pouvoir ?
- Ok
pour les murs. C'est dingue votre truc.
- Epoque
?
- Les
hommes préhistoriques, dis-je en ricanant.
- Impossible.
Aucune peinture rupestre n'indique la présence de fantôme à cette
époque. Je vous conseille le 13° siècle, une époque très riche en
carbonisation d'hérétiques et de sorcières. Passionnant pour les
fantômes...
-Non.
Mon époque. Le 20° siècle, quoi.
- Lieu
?
- Chez
moi...
- Soyons
sérieux. Qui voudrait d'un fantôme dans l'appartement miteux que
vous occupiez. Pour votre époque, tous les châteaux écossais sont
pris. Pas seulement en Ecosse, d'ailleurs, tous les châteaux en
général, tous les lieux historiques, tout ce qui a un intérêt. Il
reste quelques supermarchés, de nombreux fast-food...
- Aucun
château !
- Ah...
oui... un seul. Il vient juste de se libérer. Le palais de l'Elysée
mais je ne vous le conseille pas. Il y a un esprit fort là-bas,
difficile à hanter.
- OK.
Le Carrefour en face de chez moi, j'irais bricoler au rayon informatique
pendant la nuit, un vieux rêve.
- Q.I
?
- Je
ne comprends...
- Désirez-vous
jouer le rôle d'un fantôme idiot ou d'un intellectuel ?
- Normal
le Q.I... 80 !
- Handicap
?
- ???
- Vous êtes vraiment lent à la détente. Vous devez absolument
partir avec un handicap : obsession sexuelle, violence compulsive,
timidité maladive...
-Obsession
sexuelle... j'ai l'habitude.
-Charisme
?
- Au
hasard... J'en ai marre de vos conneries. Laissez-moi hanter en
paix mon supermarché.
- Impossible,
je dois absolument remplir votre fiche personnage. On va essayer
d'accélérer. Donnez le plus rapidement vos points dans les matières
suivantes... Le total ne pourra dépasser 30. Manipulation ? Acrobatie
? Linguistique ? Serrures ? Transmissions ? Baratin ? Odorat ? Premiers
soins ? Sabotage ? Cuisine ?
- Vous
commencez à me gonfler sérieusement. Débrouillez-vous sans moi maintenant.
- Me
débrouiller ? Vous renoncez à vos droits ? Vous êtes prêt à me laisser
constituer moi-même votre fiche personnage ?
- Merde.
Allez-y...
Le type ne me
regarde plus. Il plonge dans ses papiers et ses lèvres se mettent
à vibrer à toute vitesse. Les feuilles de papier volent, les chiffres
s'empilent, biffés, raturés... Je le vois qui sourit, il lève parfois
les yeux sur moi et m'observe en hochant la tête d'un air satisfait.
Et j'attends, j'attends, j'attends qu'il veuille enfin me libérer.
Je déteste attendre, il faut que je m'en aille...
Je suis au bord
de la crise de nerfs lorsqu'enfin il arrête d'écrire.
- Voilà,
monsieur Barbin. Vous allez être content, je vous ai taillé le plus
beau costume de fantôme qu'il m'a jamais été donné de voir. Et j'en
ai vu, vous pouvez me croire.
- Je
peux y aller, c'est bon ?
- Toujours
aussi impatient, hein. C'est ça qui vous a perdu.
- Je
sais, ma mère me disait déjà ce genre de truc mais elle était moins
chauve que vous. Je peux y aller ?
- D'ailleurs,
je vous ai mis zéro virgule cinq en patience. Vous allez en baver
à ce niveau. Mais votre dextérité compensera...
- JE
PEUX Y ALLER ?
-Oui,
oui, bien sûr. Derrière cette porte se trouve une autre salle d'attente.
Je vais devoir transmettre vos nouvelles coordonnées au bureau idoine,
qui s'occupera de votre cas quand il le pourra, puis il vous faudra
chercher vos accessoires et votre costume au bureau indiqué sur
la feuille qui vous sera remise. Il sera alors temps de vous préoccuper
des moyens de transports pour regagner la Terre, ce qui n'est pas
facile. Là-bas, une formation rapide vous sera donnée... Dieu sait
quand (sourire forcé). Puis...
- Et
ça prendra combien de temps tout ça ?
- Le
temps ne compte plus.
-COMBIEN
?
- Ne
hurlez pas. Mettons... longtemps ! Vous êtes en purgatoire haute
sécurité, votre faute est lourde. Comprenez bien que nous n'allons
pas vous faire de cadeau. Je ne réponds pas. Mon poing s'abat sur
la table et semble la traverser. Suis-je déjà un fantôme ? Est-ce
que ma peine a commencé ? Et l'autre qui me regarde en souriant.
Comme la dernière fois, comme sur Terre. Je déteste attendre, je
déteste les bureaux et les numéros sur les portes, les secrétaires
bougonnes, les files d'attente interminables. Je n'aurais pas dû
buter ce chef de bureau sur Terre mais il me faisait revenir pour
la troisième fois. Encore un papier qui manquait malgré tous ceux
que je lui avais envoyés. Tout à recommencer, à nouveau des kilomètres
de queue pour obtenir un autre exemplaire de ces formulaires dûment
remplis... Je n'aurais pas dû lui tirer dessus, c'est comme ça qu'on
finit en enfer... ou au purgatoire haute sécurité...
Ma fiche personnage
est toujours sur la table, j'arrive à lire à l'envers. Le salaud
me regarde toujours en souriant, il sait que j'essaie de déchiffrer.
Il ne m'a pas collé dans un hypermarché, comme prévu. Fantôme aux
impôts, salle des archives et des pas perdus.
Points de patience
: 0,5 Armement : un revolver automatique. Il est là, dans ma poche.
Lourd.
Points de résistance
à la tentation : 1
Points de précision
dans le maniement des armes à feu : 10.
Je ne dois pas
céder, c'est ce qu'il veut.
Point de pardon
: 0,5.
Point de haine
: 9,5.
Déclic, détonation,
recul. Je n'ai pas perdu la main, sa tête éclate comme une tomate.
Il se relève et me regarde en souriant.
- Vous
avez perdu bien vite, je vous aurais cru un adversaire plus coriace.
Je vous avais presque mis le maximum à ce niveau...
- Mais...
- C'est
fini. Votre période probatoire est terminée. Le revolver n'est plus
dans ma poche. Mon pied heurte le pied du bureau sans le traverser.
- Je
veux redevenir un fantôme. Je veux aller sur Terre pour subir les
épreuves auxquelles j'ai droit...
- Trop tard.
Vous êtes un minable. Les diablotins ont revêtu leur uniforme d'apparat.
Ils me saisissent par les pieds et me tirent à travers la pièce.
Un escalier s'ouvre, qui descend en pente raide et pleins d'échardes.
- Je
veux redevenir un fantôôôôme !
Le type s'est
levé, il ne sourit même pas. Il se masse machinalement le crâne,
ajuste sa cravate, ouvre la porte de la salle d'attente et appelle
: Monsieur Grenier ? C'est à vous...
- Ah.
Enfin...
Je n'entends
plus rien. J'ai chaud. De plus en plus chaud...
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