La librairie
des frères Sézières se trouvait à quelques pas du Dôme parlementaire,
dans l’immense spirale commerciale du centre ville. Cette construction
hélicoïdale aux formes galbées entourait une fontaine de glace,
maintenue artificiellement par un sculpteur célèbre, Alberto Vandelli,
qui ne cessait de la revisiter avec son équipe d’artistes pour que
chaque jour la statue de glace ait un autre visage. Cette œuvre
en perpétuelle évolution attirait chaque année tout le gratin artistique
de l’univers. La spirale se terminait sur le haut de l’œuvre avec
une vue imprenable sur le parlement et le néo jardin suspendu –
Babylon II.
Le métro avait
déposé Erwann à la pointe de l’édifice. Il resta quelques instants
à contempler le panorama pour rentabiliser le ticket. Pénétrer dans
le centre ville de Karthan n’était pas donné à toutes les bourses
et il se demandait pourquoi sa mère était venu se fourrer dans ce
milieu aussi bourgeois. En consultant le plan, il trouva la librairie
au niveau 12, juste en face d’un restaurant d’agrumes, le "Pulpe".
Ce restaurant semblait être le lieu idéal pour une surveillance
de ces fameux frères. Erwann avait l’habitude des plans merdiques
et des filatures. Se pointer directement dans la librairie et entamer
l’interrogatoire étaient sûrement la pire des choses à faire, et
Erwann le savait. Cette nuit passée avec les spacio-surfers lui
avait permis de prendre la température. Il allait falloir se méfier
des rumeurs.
La circulation
dans la Spirale était facilitée par un réseau de tubes individuels
qui épousaient la forme du bâtiment. Arrivé à destination, après
avoir effectué plusieurs rotations peu contrôlables, il fut obligé
de prendre quelques secondes de répit avant de poser le premier
pied hors du tube. Un spasme gastrique le fit comprendre que la
prochaine fois, il prendrait un taxi. Mais pour l’heure, il allait
falloir encore supporter une nouvelle originalité architecturale
: un damier de marbre qui faisant office de plancher qui avait la
bonne idée de s’éclairer à chaque passage d’un promeneur. Erwann
effectua une marche rapide à la Moon Walker, se frayant un chemin
à travers la foule illuminée par les dalles, pour se jeter sur la
première table de libre sur la terrasse du Pulpe. Endroit idéal
pour commencer l’enquête, malgré une entrée en matière plutôt voyante.
De l’autre côté,
la librairie des Sézières s’affichait furtivement dans la galerie
commerciale du douzième. Une simple vitrine encombrée de quelques
vieux bouquins encore en papier et un écran passant en boucle leur
spot publicitaire sur le plaisir de sentir l’odeur d’un vieux livre
d’antan. Cette devanture ne payait pas de mine et ne donnait pas
envie d’y pénétrer. Surtout qu’un gorille planté devant l’entrée,
semblait faire la sélection.
Erwann observa
le colosse avec attention. Ce métahumain - car il ne pouvait s’agir
d’un humain naturel, au vue de ses formes grossièrement brutes –
jaugeait la foule avec méfiance, lançant des regards inhospitaliers
aux rares clients qui osaient se rapprocher de la vitrine. L’attente
semblait être la meilleure solution, se dit-il en commandant une
"orange sauvage pressée aux concombres farcis - sauce Vankor " pour
passer le temps. Seul à la terrasse, sa surveillance n’était pas
des plus furtives, mais le colosse semblait ne l’avoir pas remarqué.
Une bonne heure passa sans qu’aucun client n’entre dans la librairie.
Aucune lumière, aucun son ne permettait de déceler la moindre activité.
Mais, alors qu’Erwann commençait à se résigner, la porte du magasin
s’ouvrit laissant place à un petit barbu déguisé en sportif du dimanche
partant à vive allure vers un tube. Il n’y avait aucun doute sur
la personne, Emile Seizières faisait son jogging du matin, seul.
Une aubaine se dit Erwann en essayant de le suivre tant bien que
mal jusqu’aux tubes. Il avait un vague souvenir de cette pratique
qui consistait à faire succéder un pied le plus loin possible de
l’autre dans un déhanchement grotesque et fatiguant. Le jogging
n’était pas sa tasse de thé, mais il fallait bien qu’il le rattrape
pour lui parler. Emile prit le tube sans attendre pour Babylon II.
Rien de plus normal pour un sportif d’aller faire son jogging dans
le plus beau jardin suspendu de l’univers. Le suivre jusqu’à l’entrée
ne demanda aucune difficulté, si ce n’est à nouveau, de supporter
cet élan gastrique d’un estomac refusant d’être maltraité par la
trajectoire translato-circulaire du tube.
Les deux tubes
arrivèrent au même moment devant l’entrée principale de Babylon
II. Ce jardin de plus de 80 hectares était l’œuvre ultime de Doa
Tawana, un célèbre architecte qui avait voulu, quelques années avant
sa mort, marquer l’histoire en transportant le plus beau jardin
du Japon à Karthan. Doa avait poussé le vice jusqu’à suspendre le
jardin à une grue de 350 mètres de haut juste devant le Parlement.
Au début reticents, les habitants de Shaïnan VII plébiscitèrent
le jardin le jour de son inauguration, ce qui valut à Doa Tawana
de se faire enterrer au sein même de son œuvre.
Les tubes désormais
loin derrière, Emile prit un rythme de croisière rapide et soutenu
à travers la flore sauvage et odorante . Malgré une taille ridiculement
naine et une barbe assez longue pour le gêner dans sa course, il
distança rapidement Erwann qui tentait tant bien que mal de suivre
la cadence. Au premier carrefour, de petites douleurs firent leur
apparition juste en dessous de la poitrine. Au début, insignifiantes
aiguilles dans ce corps viril mais mollasson, elles devinrent rapidement
des pics, puis bientôt des pieux. Il s’essouffla, toussa à gorge
déployée, sua de tous les pores, puis stoppa net sa course pour
récupérer. Il voyait encore dans sa ligne de mire Emile s’enfilant
dans l’allée des épicéas volant sans effort sur les gravats colorés.
Il devait repartir, dépasser cette douleur minime, utiliser son
intellect pour soustraire son enveloppe charnelle à l’obéissance
par delà la souffrance. Mais, reprendre la course réveilla d’autres
maux sur ce corps débile et incontrôlable. Sa musculature superficielle
subissait les assauts d’un sport trop violent pour une carcasse
plus habituée à lire des revues sportives qu’à les pratiquer. Il
eut ce moment de battement de tout nouveau sportif cherchant trop
tôt à se dépasser. Au détour du second carrefour, il vit de justesse
le nain prenant la direction de la serre aux Banzaïs. Il tenta de
reprendre un léger trot, mais celui-ci était de trop. Son rythme
cardiaque s’affola. Ses paupières se fermèrent plusieurs fois sans
raison, un voile noir obstrua sa vision déjà peu nette de cet environnement
d’arbres nains devenus hostiles. A peine était-il entré dans la
serre, qu’un piquant point de côté vint réduire toutes ses chances
de poursuivre la course. Il se posa entre deux Banzaïs saule pleureur,
pour souffler quelque peu et reprendre ses esprits. Emile avait
disparu dans cette faune nippone où il semblait maintenant seul.
Quelques bruits d’oiseaux faussement sauvages le soulagea, puis
un long silence. La tête à quelques centimètres du sol, il cracha
plusieurs fois pour enlever ce goût écœurant de vomi, signe
d’un corps aux limites de ses possibilités. Découragé, il se laissait
bercer par un courant d’air salvateur, ne cherchant plus qu’à retrouver
un état normal. Alors que le pessimisme montrait le bout de son
nez, des pas légers signalèrent une présence juste derrière le bosquet.
Par chance,
le nain s’était arrêté non loin de lui. Pas du tout essoufflé par
l’effort, il avait un rendez-vous. Erwann se faufila derrière deux
Banzaïs Baobab d’un mètre de haut afin d’observer la rencontre dans
un petit square à l’abris des regards indiscrets. Emile n’était
pas seul. Son interlocuteur restait caché dans l’entrebâillement
de la porte d’un petit cabanon pour enfants. Il s’assit sur un banc
juste à côté et entama une conversation à voix basse.
Erwann décida
de s’approcher …
|