Les infernaux primitifs Retour à la page précédente Retour au sommaire de KaFkaïens Magazine
 

Le premier texte ayant été jamais rédigé par un démon n'est pas directement connu de nous, aucun exemplaire n'ayant jamais pu être ramené de la Géhenne. Il est néanmoins mentionné de facon suffisament régulière dans les littératures infernales, où il jouit d'une renommée comparable à celle de notre Odyssée, pour que nous ayons appris quelques petites choses à son sujet. Il s'agit, étonnament pour le novice, d'un livre de comptes traitant d'un commerce de métaux dans une des régions nords de l'Enfer. Encore une fois cela n'est étonnant que pour le novice car jamais les démons eux-mêmes ne feront de différence entre des oeuvres de ce genre et celles que nous qualifions, nous, de "littéraires"; tout pour eux est littérature et il est significatif que cette oeuvre - et les nombreuses imitations qui feront fureur entre 150 et 280 AD - soit pour les démons totalement inutile. Telle est en effet la nature de la psychée démoniaque que les habitants du Shéol, Cherubiim, Seviriim ou autres n'ont nul besoin de mettre quoi que ce soit par écrit.

Pour les démons, l'utilité d'un tel livre résidait donc sans doute entièrement dans son écriture même. Comme les oeuvres postérieures le montreront clairement, notre psychée leur est tout aussi étrangère que la leur à nous-mêmes. L'écriture, on va le voir, n'est pas quelque chose qui vient naturellement au démon moyen et c'est sans doute à l'influence des damnés que nous devons la naissance - et dans bien des cas l'évolution ultérieure - des littératures infernales. Dans cette optique, à la question qui s'est donc posée rapidement aux chercheurs - quel était pour les démons le but de leurs efforts littéraires - la réponse actuelle semble s'orienter vers un effort de compréhension de la nature humaine. Pour comprendre ce que nous entendons par là il est nécessaire de jeter un oeil sur le plus ancien écrit à être tombé entre nos mains, qui est postérieur à ces débuts d'au moins deux cent ans et se trouve être beaucoup plus ambitieux.

La première traduction de Pour faire manger l'Homme à l'Homme a été réalisé par un jeune universitaire bordelais spécialisé dans les langues sémitiques anciennes - c'est celle dont nous présentons un extrait ici, peu de gens ayant jugé bon de se colleter de nouveau avec le texte original - en 1825. Elle devait longtemps soulever les passions et a démarré un débat qui aujourd'hui même se trouve toujours au centre de notre relation avec les Enfers.
Pour faire manger l'Homme est traité de cannibalisme imposé. L'auteur y réfléchit longuement sur les différentes facons de susciter le cannibalisme chez l'être humain et surtout d'en tirer partie. Il lui apparaît en effet - voir notre extrait - que la nature étant capable de s'accommoder rapidement de beaucoup de choses, même les pires tortures perdent de leurs effets après quelques temps. Shushyal - c'est là son nom - sera sans doute l'un des premiers démons à rechercher les moyens psychologiques de combattre une telle tendance. Comme il le dira dans son Introduction :

Faire manger l'Homme à l'Homme (est) facile.
Mais L'horreur (étant) ce que le Cherubiim doit rechercher,
Va se renforcant de l'amnésie, de la compulsion, de la corruption. Car
Tout le temps, l'homme s'absout, à sa volonté le passé change pour (lui) plaire.
Tout le temps.

Mais la corruption renforce l'horreur.
La dégradation (du corps) Humain renforce l'horreur.
Celle du corps mort dégoute l'Homme, (celle du corps) vivant plus encore.
Introduire des (éléments) étrangers renforce l'horreur.
(Introduire des éléments) vivants la renforce encore.
Parasites, nécrophages, larves sont surtout à rechercher.


Mais la compulsion renforce l'horreur.
Car Il (convient) d'éviter que l'Homme ne s'absolve.
Si L'acte de manger (devient) le resultat d'un besoin interne, si
Il ne peut se justifier de ce besoin de manger l'Homme,
(elle) Justifie la présence d'une demi-douzaine (de Cherubiim pour la créer).

Mais l'amnésie renforce l'horreur.
Elle (crée) l'inutilité et la peur.
Quand l'Homme se retrouve totalement, Il sait où Il est et l'inutilité de manger.
Il (se retrouve) partiellement, Il ne sait jamais ce qu'Il a exactement (fait).
L'horreur (nait) d'un espoir négatif, (l'espoir) de ne pas avoir fait.

L'apparente impossibilité pour le démon moyen - Shushyal fait, parmi les siens et encore maintenant, figure d'exceptionnel génie et Pour faire manger l'Homme devait longtemps être considéré comme un chef d'oeuvre inégalable - tient sans aucun doute, pour la plus grande part à la nature même de la psychée démoniaque. Une nature et une limitation auxquelles les écrivains des générations ulterieures devront finalement faire face.

 
AS
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