Plus de trois cent cinquante ans après ce texte fondateur, commence, avec l'abandon de leur nature utilitaire puis leur éloignement du réel, la vraie révolution des littératures démoniaques.
Trois siècles et demi, c'est là une longue période de stagnation pour n'importe quelle littérature et il sera ici nécessaire de réfléchir, avant d'aller plus loin, aux facteurs qui, à notre sens, ont empêché les successeurs immédiats de Shushyal de s'aventurer sur la route qu'il avait ouverte au lieu de le copier et de l'imiter sans fin.
Si la demi-douzaine de races démoniaques connues de nous varient énormément entre elles quand à leurs capacités physiques et intellectuelles, elles se rapprochent énormement sur le plan de leur rapport au réel. Les démons étant des créatures surnaturelles ne sont pas limités comme nous le sommes par les contraintes de la biologie et de la physique. Si certains d'entre eux sont pourvus d'yeux et d'organes des sens, ceux-ci semblent plutôt être un obstacle à leur appréhension du monde. Le démon, cela semble maintenant certains, prend directement connaissance du monde. Lorsque l'expédition de 1803 tenta de ramener des prisonniers démoniaques, ce fut pour les voir frappés d'un mal mystérieux qui les vit tous mourir en quelques heures avant que leurs cadavres mêmes ne s'étiolent et disparaissent. Crucialement, un des premiers symptômes de ce mal, qui devait se manifester dès que les prisonniers et leurs escortes quittaient les territoires infernaux, semblait être une cécité totale. La doctrine de l'Eglise, que nous reprendrons ici, nous apprend que les démons sont connectés directement à leur environnement par le lien commun que les deux ont avec le Mal.
Mais, quelle qu'en soit l'explication, le résultat est celui-ci : les démons n'usent pas de concepts, n'ont pas besoin de mémoire et ne font de différence entre l'acte de penser une chose et cette chose même. La notion de littérature comme nous la concevons, et toutes ses connections avec le mensonge, comme les démons le concoivent, n'a jamais pu - nous le répétons - leur advenir naturellement. Les démons sont à leur facon des êtres éthiques incapables de mentir. C'est sans doute par leurs entretiens avec les damnés que cette notion a été importée aux Enfers, puis a été par la suite développée. Cela a du constituer pour eux un choc énorme. Tout lecteur des textes infernaux sentira sans peine le respect immense que l'écrivain démoniaque a pour son médium, comparable à l'alchimiste moyenâgeux se trouvant en présence de larges quantités de pierres philosophales. Dire ce qui n'est pas, ou même oublier comme nous le faisons en permanence, leur apparaît un peu comme un moyen de manipuler le réel, et il y a là, ils le sentent, un pouvoir dont ils veulent se rendre maîtres. D'où leur intérêt pour la littérature, un médium qui sans doute leur restera pourtant éternellement étranger.
Une autre raison de la lenteur de l'évolution des L.i. ne nous apparût pas immédiatement : les règles mêmes de leurs évolutions sont différentes des notres ; ainsi les vieux genres et manières d'écrire ne disparaissent jamais tout à fait et, de nos jours encore, des succédanés des premiers livres de compte sont toujours produits. Cela s'explique en partie par le processus d'affiliation, les gents d'un démon noble devant perpétuer son souvenir par la continuation de son oeuvre ou la glorification du genre dans lequel il s'était rendu célèbre. C'est en ce sens que nous parlons de littératures infernales au pluriel, car quand, par exemple, la tendance fictionnesque fera son apparition au début du 17ème siècle, ce sera pour côtoyer les formes antérieures qui jusqu'à nos jours resteront bien vivantes.
Les trois cent ans qui suivront la rédaction de Pour faire manger l'Homme ne seront pas pourtant une période d'inactivité, loin de là. De nombreux textes verront le jour durant cette période, tous pouvant être comparés à des manuels techniques, certains se concentrant sur l'aspect physique des tortures et d'autres retraçant les recherches "psychologiques" entreprises par leurs auteurs. Cette longue période, et la masse énorme d'écrits qu'elle produira, laissera en héritage deux caractères durables des littératures démoniaques : la primauté de l'aspect technique sur le stylistique et la présence de l'humain comme personnage central autour duquel toutes les oeuvres vont, pendant les siècles suivants, se centrer.
Le premier de ces nouveaux genres à voir le jour, aux alentours de l'an 750 de notre ére, sera un parfait exemple de cette double tendance. Les récits de damnation qui feront rapidement fureur et dont le nombre explosera en quelques années restent purement ancrés dans le réel, il n'y a là aucune trace d'invention démoniaque - J. Heindeer prouvera sans aucun doute en 1923 l'origine humaine des quelques "erreurs historiques" que certains pensent pouvoir relever dans ces récits. Le caractère "technique" y est fortement présent, les auteurs s'attardant minutieusement et longuement - très longuement vous pouvez m'en croire - sur les actes et les causes menant à la damnation de son héros. Chacun des actes étant amoureusement détaillé, qu'il soit le premier de ce genre ou le dernier d'une longue série. Les démons n'y sont quasiment pas présents et ce furent sans doute les témoignages des damnés eux-mêmes qui fournirent la matière première de ces récits, vus par la suite à travers le prisme déformant de la psychée démoniaque.
Mais une caractéristique fascinante de ces oeuvres, par laquelle elles se démarquent fortement de la génération précédente, est leur totale inutilité. Les démons en eux-mêmes, incapables qu'ils sont de quitter les provinces infernales, n'ont semble-t-il aucune part à prendre dans le processus de la damnation, pas plus dans le jugement que dans les actes qui conduisent à celui-ci. Il n'y a donc pour eux aucun avantage direct à relater ceux-ci de facon si complète, d'autant plus que ces récits nous semblent souvent bien ordinaires. Peu de ces pécheurs, quelques haîssables qu'ils soient, se démarquent réellement les uns des autres par l'échelle de leurs actes ou par leurs capacités d'invention. Un seul est de nous connu historiquement, un jeune lieutenant de Jules César que celui-ci mentionne dans ses Guerres des Gaules. Ces anti-Vitas de Saints seraient alors entièrement gratuites, de l'art pour l'art, marquant une étape importante dans l'établissement d'une véritable litterature démoniaque.
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