Eloge ? Pas
si sûr.
Quel rapport avec Internet ? Je vais y venir.
Vous aimez faire des cadeaux, et c'est bien normal, car c'est un
acte social qui vous ancre dans votre réalité culturelle
: le plaisir que vous ressentez est proportionnel à l'adéquation
sociale du cadeau que vous faites ; un cadeau réussi à
votre amant(e) vous donne autant de plaisir qu'à lui (elle),
un cadeau à vos parents vous comble de joie en vous renvoyant
au temps enfui du bonheur enfantin et familial.
Notez que dès
que nous parlons de cadeau, nous parlons de réussite du cadeau
: vous savez bien qu'un cadeau est plus ou moins "réussi",
et pas seulement parce qu'il plaît plus ou moins à
la personne à qui vous l'offrez. Les circonstances, l'ambiance
du don jouent autant que le cadeau lui-même, et si vous aimez
faire des cadeaux réussis, vous avez déjà certainement
essayé de préparer votre cadeau pour l'offrir au moment
et dans le lieu propices : la préparation est d'ailleurs
essentielle, puisqu'elle permet de concevoir la remise du cadeau
par surprise ou bien au terme d'une campagne d'allusions qui n'est
pas sans rappeler une certaine forme de préparation psychologique.
Il n'y a pas de cadeau réussi sans préparation préalable.
Nous parlons
ici du cadeau-objet : sans s'étendre sur les différents
types de cadeaux, et sur la place sociale du cadeau comme affect
de la relation entre personnes, et sans remettre en cause non plus
la matérialité
du cadeau comme vecteur d'échanges (au sens propre) social,
nous pouvons remarquer que la marchandisation actuelle de notre
société (la mondialisation, si vous préférez)
affecte également l'acte d'offrir un cadeau.
L'échange
de cadeaux est fortement ritualisé, car au-dessus du simple
échange de biens se calque l'échange social, et au-dessus
de cet échange social se calque un échange de biens
sociaux. Explication : nous échangeons des cadeaux qui ont
une valeur marchande. La valeur de ces cadeaux et les conditions
de l'échange ont un impact fort sur notre relation sociale
(les cadeaux peuvent être fait pour nous valoriser, peuvent
être ostentatoires...). Et notre relation sociale se trouve
modifiée par ces cadeaux : il y a eu échange de biens,
et ces biens se parent d'une valeur symbolique.
Cet intermède
théorique a pour but de mettre en avant le fait que la valeur
du cadeau réside bien plus dans l'importance sociale de l'échange
que dans la valeur de l'objet lui-même. Et quel est l'effet
d'une marchandisation poussée de l'acte d'offrir ? C'est
évidemment une minimisation de l'importance du geste par
rapport au résultat, la moindre valeur accordée à
la signification du cadeau qu'au cadeau lui-même.
L'exemple le plus frappant concerne les campagnes de cadeaux : les
dates fixes pour lesquelles on se "doit" d'offrir un cadeau
(Noël, Saint-Valentin...) sont aujourd'hui les points de focalisation
de campagnes absolument délirantes de matraquage publicitaire
visant à nous convaincre justement de ce devoir. Or accomplir
un devoir minimise l'engagement personnel : si l'on se doit d'accomplir
un devoir en offrant un cadeau, on réduit la portée
de l'engagement personnel dans ce cadeau, car un devoir peut être
une contrainte.
La marchandisation
du cadeau en diminue la valeur. On peut même constater que
plus la valeur marchande du cadeau est élevée, plus
l'acte marchand prend de l'importance par rapport à l'acte
social. Et cette diminution de l'acte social devient dramatique
quand le lien physique disparaît : c'est ici qu'intervient
Internet.
Internet fait
disparaître la composante physique des relations sociales
qu'on lui confie. Une discussion par "Chat" n'est pas
une discussion de vive voix. Je ne porte aucun jugement sur cette
disparition, mais je constate que dans le cas du cadeau marchandisé,
ce lien physique constituait l'ultime lieu de valeur sociale. Sur
Internet, on peut acheter un cadeau et le faire expédier
à son destinataire, et cela reste un véritable cadeau
car on accompagne évidemment son geste d'une visite, d'un
coup de téléphone ou de quelque autre lien physique.
Mais il est également possible d'acheter un cadeau et de
d'écrire quelques lignes qui seront imprimées et acheminées
avec le cadeau. C'est alors une rupture complète du lien
physique, et donc ce n'est plus un cadeau. Imaginez que vous receviez
un cadeau de ce type. Que pensez-vous de la personne qui vous l'envoie
?
Cette mécanisation
de l'acte social du cadeau est une conséquence de la marchandisation
de notre société, et pire, de la marchandisation de
nos relations sociales. Internet est le fer de lance de cette marchandisation.
Combien de sites marchands proposent aujourd'hui une automatisation
de tel ou tel aspect de nos relations sociales ? Du cadeau à
distance aux forums de questions en passant par les ventes en ligne
de tout poil, tout est sujet de mécanisation, d'automatisation.
Et cela s'accélère non seulement parce qu'il y a un
fort enjeu économique (monétaire), mais aussi parce
que le fonctionnement de la nouvelle économie favorise l'exploitation
rapide d'une idée sans réflexion sur son sens profond
ou sur son rapport réel avec les interactions sociales. Pour
notre exemple de cadeau, le stade suivant sera sans doute un site
où l'on pourra programmer les dates anniversaires de nos
proches, déclenchant l'envoi automatique d'un cadeau au goût
du jour. Réjouissons-nous que l'expansion rapide de la bulle
marchande de réseau soit considérablement freinée
actuellement par le manque de viabilité de la plupart des
facteurs de son modèle économique.
L'internet
marchand prétend s'adresser à des hommes, mais nous
voudrait exclusivement consommateur. Les chimères destinées
à des consommateurs se révéleront de plus en
plus souvent inadaptés aux hommes.
Quant à nous, nous apprécierons toujours de passer
plus de temps à chercher l'écrin que le bijou et de
rêver une journée entière sur les mots qui accompagneront
notre cadeau.
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