L'endroit se
trouve dans Londres, quelque part à l'ouest de Hyde Park, à quelques
encablures d'une voie ferrée. Une usine en briques, avec son allure
d'inachevé, ses hautes ouvertures découvrant trois étages, son fatras
de fils et de tuyaux, son terrain vague qui l'isole, sur lequel
stationnent en permanence une dizaine de véhicules de chantier,
grues, élévateurs, excavatrices. Les fondations ont laissé un long
talus couvert de mauvaise herbe. De gigantesques coffrages indiquent
qu'on en prépare une extension. Quel que soit le temps, quelle que
soit la saison, ça respire l'humidité et le ciel de plomb, l'abandon,
la ruine. Un théâtre pour séries noires.
Quand elle est
arrivée sur place, les deux corps reposaient côte à côte, le grand
et le petit, dans les sacs à viande noirs de la police criminelle
qu'on n'avait pas fermés pour permettre l'identification. Pure formalité.
L'homme avait son portefeuille sur lui, comprenant ses papiers d'identité
et une photo de famille le montrant en compagnie de son fils de
trois ans et de sa femme. La photo ne devait pas avoir plus de quelques
semaines, et ceux qui l'avaient vue la reconnurent immédiatement.
Elle portait la même coiffure, tout juste un peu plus courte.
Un inspecteur
dont elle n'avait pas compris le nom lui expliquait d'une voix lointaine
que le gardien avait donné l'alerte, alarmé par la présence d'une
voiture non autorisée sur le site un samedi matin. Il avait imaginé
n'importe quoi, qu'il pouvait s'agir de terroristes venus se servir
en explosifs parmi les produits chimiques dont on se servait pour
le traitement du béton. Ils avaient trouvé le corps de l'homme au
pied des coffrages, proprement empalé sur une des tiges d'armature.
Par mesure de routine, ils étaient allés vérifier l'intérieur du
coffrage, et avaient découvert l'enfant, démantibulé par une chute
de 10 mètres. Un examen superficiel révélait que les heures des
deux décès ne coïncidaient pas, celui de l'homme étant très récent,
alors que l'enfant était mort depuis au moins six heures. L'hypothèse
la plus vraissemblable était qu'il l'avait tué auparavant, peut-être
en l'étouffant vu l'absence de blessures autres que celles imputables
à la chute, et qu'il était venu ici pour se débarrasser du corps.
On ne savait pas comment il s'était débrouillé pour escalader les
énormes panneaux de bois. Il avait dû perdre l'équilibre en redescendant,
ou peut-être, effrayé par son geste, s'étant-il volontairement précipité
dans le vide. Avait-elle une idée de la raison qui l'avait poussé
à assassiner son propre fils ? Elle restait silencieuse, le regard
fixé sur le visage de l'enfant, vide de tout sentiment, anesthésiée
par la douleur, comme un bruit dépassant toutes les limites finit
par vous rendre sourd et vous n'entendez plus que le silence. Elle
regardait son fils sans paraître comprendre, et puis elle regarda
son mari. La haine, soudain, la haine montant en vagues fit bouger
quelque chose en elle.
" La jalousie
" dit-elle.
" La jalousie.
Il ne comprenait pas. Il n'arrivait pas à se faire à l'idée que
son rôle était terminé. Il s'imaginait... Il s'imaginait je ne sais
pas quoi, qu'il avait encore quelque chose à voir dans... quelque
chose à voir entre... entre mon fils et... "
Et puis elle
se tut. Son corps se crispait, les traits de son visage se déformèrent
en un rictus terrifiant, comme si soudain quelque chose, un monstre,
se faisait jour sous la peau. On aurait pu croire qu'elle allait
se mettre à hurler, éclater en sanglots, se rouler par terre, s'arracher
les cheveux. On attendait une explosion de douleur, de rage. On
s'attendait à ce qu'elle se déchire en deux, qu'elle réveille enfin
cette matinée de samedi par un acte, quelque chose enfin, d'humain,
de compréhensible, qu'elle chasse le monstre à grands cris.
Mais elle,
sans un mot de plus, son silence épouvantable, et le monstre cherchant
toujours à percer la peau, elle se baissa, ramassa un morceau de
ferraille au pied des armatures rouges de sang et méthodiquement,
à gestes puissants et mesurés, elle entreprit de réduire le grand
corps en bouillie.
|