Dans la rédaction
de KaFkaïens, nous sommes frappés par la tournure de la plupart
des mails que nous recevons, qui sont souvent empreints de la plus
grande des précipitations dans leur tournure, leur rédaction, sans
même parler de leur contenu souvent minimal. Cette catégorie de
messages semble être le fruit d'une réponse immédiate, pas très
réfléchie, semblable à l'interpellation d'un orateur lancée du fond
de la salle. Et c'est bien d'une interpellation orale qu'il s'agit,
puisque pratiquement tous ces messages ne comportent pas de signature,
comme si leurs auteurs s'attendaient à ce que nous répondions sur
le même ton, dans l'immédiat, d'une phrase qui serait le début d'un
dialogue.
Ces internautes
qui nous écrivent semblent penser que leur message est immédiatement
lu et compris de leur interlocuteur : sinon, comment expliquer que
tout à leur fureur ou à leur contentement, ils oublient presque
systématiquement de préciser le texte sur lequel porte leur message
? Charge à nous de deviner lequel…ce qui n'est pas une mince affaire,
nos archives étant plutôt conséquentes. Et cela nous vaut des messages
aussi ésotériques que "C'est une farce, sans doute ?" ou "Absolument
pas d'accord !" en réaction à un texte inconnu. Les seules et laconiques
réponses possibles sont de l'ordre du mot "Peut-être", "Ah bon ?".
Heureusement, le titre de message rempli automatiquement par nos
petits scripts (quand vous cliquez sur AhNon ou OhOui) est souvent
salvateur…
Quelles sont
les raisons de ce désir d'immédiateté ? Pourquoi cette tendance
à appréhender le média "Messagerie internet" comme relevant
du domaine oral plutôt que du domaine écrit ? Est-ce la rapidité
de la transmission qui pousse à croire que l'acheminement des messages
est différent dans son essence de notre bon vieux courrier ? Pourtant,
toute personne qui s'est essayé à construire une conversation par
mail s'est vite rendue compte que l'on passait plus de temps à se
demander si notre interlocuteur (pardon ! le destinataire de nos
messages) avait bien reçu ou lu le message qu'à écrire réellement.
Par quel phénomène étrange devient-on subitement pressé de recevoir
une réponse, souffrant parfois de ne pas la voir arriver, appuyant
avec frénésie sur le bouton "Vérifier l'arrivée du courrier", alors
que le délai de réponse nous était auparavant une des composantes
les plus délicieuses de l'échange épistolaire ? Peut-être le mode
d'accès à Internet est-il en cause. Pour le grand public, les deux
moyens d'accès à Internet sont l'abonnement privé et l'accès au
travail. Pour ces deux modes d'accès, l'urgence et l'efficacité
sont des contraintes imposées dommageables à une réelle appréciation
du contenu trouvé.
Dès le début,
les abonnements privés ont été présentés sous l'angle de forfaits
en nombre d'heures, instituant une sorte de coût de communication
au temps subjectif passé : le coût réel de la communication se double
d'une certain coût subjectif, comme pour les téléphones mobiles.
Quand on passe son temps sur Internet, on pense au porte-monnaie
qui se vide, et cela indépendamment du coût réel relativement minime.
L'équation "le temps c'est de l'argent" se transforme stupidement
en contrainte : dans nos sociétés où "l'efficacité" et "la rentabilité"
sont devenus des concepts obligatoires -bien que vidés de leur sens
dans la plupart du temps- la navigation sur Internet se doit d'être
rentable. La plupart des internautes seraient bien incapables de
préciser les critères de cette rentabilité qu'ils s'imposent : il
n'en reste pas moins qu'ils portent une sorte de jugement sur le
contenu qu'ils consultent, écartant délibérément ce qui est trop
long à consulter, trop ennuyeux à analyser, voire simplement mal
présentés. Internet et les moteurs de recherche peuvent facilement
donner à croire que la solution se trouve juste un peu plus loin,
mieux faite, mieux présentée, mieux résumée.
L'accès au
travail souffre d'une autre genre de contrainte : facilité par la
gratuité et par le débit bien plus conséquent, il pourrait être
le lieu d'une rencontre vraiment idéale avec Internet. Mais bien
sûr, l'accès ne doit être utilisée que pour des raisons professionnelles,
ce qui en réduit l'intérêt. Quand on l'utilise à des fins personnelles,
c'est à la sauvette, en tentant d'échapper à la surveillance de
plus en plus présente des cyber-flics d'entreprise ou de son supérieur
hiérarchique à l'œil fureteur. On retrouve une contrainte de temps
et d'efficacité, on n'accomplit plus que des actions rapides et
pouvant être interrompues. On garde sa vigilance en alerte, et donc
on ne peut plus se concentrer…bref, la navigation n'est jamais satisfaisante.
Je pense que les entreprises ne mesurent pas la satisfaction qu'elles
pourraient obtenir de leur salariés si elles autorisaient ouvertement
le "surf" personnel avec des contraintes minimes (horaires, sites
interdits…).
Mais le moyen
d'accès à Internet n'est pas seul en cause. Comme
nous le disions dans un précédent article, la présence
obnubilante de l'écran fait confondre culture cathodique
et culture tout court. Comme les pseudo-journaux télévisés
qui nous présentent un aperçu de l'actualité
censé être complet en quelques minutes d'images à
peine saupoudrées de commentaire inepte, on voudrait le plus
souvent que notre consultation d'internet soit semblable à
ces quelques minutes, rapide, efficace, colorée. Peu importe
le fond tant qu'on a la présentation. L'écran est
un élément majeur de la culture de la rapidité,
de l'efficacité, de prêt à ingurgiter...et en
définitive du prêt-à-penser.
Pour s'en convaincre,
il suffit de constater la vacuité non pas seulement de ce
que l'on essaie de nous vendre, mais de ce que les équipes
de marketing pensent qui nous plaira. Abysses infinies de la stupidité
où l'on voudrait nous confiner, comme l'on voudrait nous
faire croire que les acteurs idiots de Loft Story représentent
la normalité de la population. Regarder un portail en ligne
et les rubriques qu'il propose permet de prendre la mesure de l'imbécillité
dans laquelle on nous tient. L'information se réduit par
exemple à une série de dépêches lapidaires,
sans mise en relief, sans analyse. Les rubriques principales comportent
le sport à outrance, la météo, les cours de
la bourse, les horoscopes (somme toute assez comparables). Et l'on
voudrait que ce soit la première demande du public ? C'est
prendre les gens pour des cons, ce qu'ils ne sont pas, comme le
montre l'échec de ce petit téléphone sur lequel
on voulait à tout prix nous distribuer les mêmes inepties.
En passant, les journaux gratuits autour desquels on s'écharpe
actuellement n'ont rien inventé : cela fait longtemps qu'Internet
est en grande partie fait de pages qui n'ont pour seul but que de
nous exposer encore et encore à des publicités ad
nauseam. Et suivant cet exemple, on peut prédire l'apparition
de magazines ponographiques gratuits...
Et pour en revenir
à nos lecteurs, nous avons heureusement ceux qui, parmi tous
les médiocres qui nous insultent en deux lignes bourrées
de fautes de frappe, prennent le temps de rédiger leur message
pour nous apostropher longuement, patiemment, par des messages sensés
avec lesquels nous ne sommes pas toujours d'accord, mais auxquels
nous répondons toujours de manière complète.
A ceux-là nous disons merci.
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