Il n'y a pas
si longtemps de cela, dans un pays voisin d'un Etat connu de tous
pour ses excentricités quasiment orientales, vint au jour une curieuse
institution. Il faut garder en mémoire que ce pays possédait une
démocratie participative vivace pour comprendre comment l'Institut
des Ivresses devint en une décennie seulement la commission la plus
écoutée du peuple et de ses dirigeants.
Dans ce pays
décidément très moderne, la sagesse des raisonnements primait toujours
sur l'émotion immédiate, et l'on accordait généralement sa préférence
à celui qui développait en politique le raisonnement le plus sage
plutôt qu'à celui qui faisait le plus de bruit. Et le changement
opposé à l'immobilisme étant considéré comme la clé de la réussite
sociale collective, les candidats aux élections déployaient des
trésors dialectiques à expliquer le fond de leurs sages idées de
réforme.
Au fil du temps
et des politiques plus ou moins abouties, la conviction que les
changements les plus réussis résultaient des propositions les plus
farfelues s'ancra largement dans l'inconscient collectif. Voyez
comme c'est étrange ! Puisque la réforme était nécessaire, il fallait
qu'elle soit profonde pour réussir : et elle n'était jamais aussi
grande que dans les propositions les plus bizarres promouvant une
rupture radicale, à la vérité parce qu'elles parlaient bien souvent
de tout autre chose que du sujet.
Le fondateur
de l'Institut des Ivresses, Cyrillus Sapankine, fut d'ailleurs élu
à son premier mandat de conseiller régional à la suite d'un malentendu
: un soir qu'il avait abusé de l'alcool d'orties, une délicieuse
production locale, il présenta en réunion publique un programme
passablement embrouillé. Bien qu'incompréhensibles, ses propositions
n'en étaient pas moins fondées : elles rencontrèrent une large adhésion
des électeurs qui y virent la marque d'une sagesse peu ordinaire.
Et la suite prouva qu'ils avaient raison. Quant à Sapankine, il
entra dans la carrière en devenant un brillant conseiller régional,
ainsi qu'un fervent promoteur de l'alcool d'orties.
Titubant sur
la vague nouvelle de cette approche novatrice de la politique, une
génération entière de jeunes loups se leva pour rivaliser de sagesse.
Sous l'empire de l'ivresse, les programmes se firent obscurs, mais
les réunions brillèrent d'un éclat oratoire jusque là inégalé. Les
joutes rhétoriques et les débats publics furent le théâtre d'un
débordement de sagesse sans précédent, parfois proche de la cacophonie.
Les propositions les plus folles apportèrent progrès et grandes
idées, et furent pour le pays l'origine d'un grand bond en avant.
Initiateur
de cette terrible lame de fond méthodologique, Sapankine ne tira
pas les lauriers politiques des avancées qu'on lui devait. Dédaigneux
des ors de la République, le conseiller général sut saisir l'importance
de la méthode dans le foisonnement des discours. Il soumit aux Députations,
l'assemblée législative du pays, le projet de créer un organisme
chargé d'analyser et de généraliser cette méthode. Après qu'une
première commission d'enquête eut livré ses conclusions, l'Institut
des Ivresses fut créé en 1923. Sapankine en fut nommé directeur.
L'Institut poursuivait
deux buts ambitieux : cataloguer les ivresses et mesurer la qualité
de la sagesse qu'elles permettaient. Le premier fut confié à des
scientifiques expérimentés assistés de psychologues assermentés.
Le second, plus délicat, resta du ressort des politiques. Plusieurs
protocoles expérimentaux furent mis en œuvre dans les laboratoires
de l'Institut.
L'ivresse alcoolique
fut explorée au-delà de ce que les limites de la physiologie humaine
permettait. Les alcools les plus fous furent distillés : titrages
jusqu'à 99%, composantes exotiques comme les orties d'Amérique du
Sud, triple distillat de pomme de terre, de tomate et de fraises,
cocktails à absorption rapide, mélange d'éthanols de diverses provenances,
adjonction d'amplificateurs neurologiques et de tonifiants cardiaques.
Une pseudo-science de la macrohoméoalcoloopathie vit le jour, qui
prétendait être la panacée en prescrivant des dosettes infimes d'alcool
raffiné, prises en quantités invraisemblables. De nombreux consultants
vinrent apporter le secours de leur expérience, tandis que des équipes
parallèles planchaient sur des substances destinées à supprimer
les effets du delirium tremens.
Il s'avéra
bientôt que l'ivresse alcoolique ne pouvait apporter la qualité
d'incongruité nécessaire à la réussite de la mission de l'Institut.
Et bien que le comité Alcool continuât ses travaux avec une grande
persévérance et peut-être un léger entêtement imputable au taux
d'alcoolémie permanent de ses membres, un deuxième comité vit rapidement
le jour pour explorer les ivresses consécutives à l'absorption de
produits hallucinogènes et stupéfiants. Les drogues dures furent
rapidement écartées en raison de la dépendance physiologique qu'elles
procuraient : bien que brillants orateurs, les députés sous morphine
ou héroïne ne pouvaient par la suite occuper leur poste, occupés
qu'ils étaient à courir le dealer ou à bavocher entre les murs blancs
d'une maison de repos.
Les membres
du comité se ruèrent sur toutes les herbes, les résines, les champignons
que l'on put trouver. Les premiers résultats furent extrêmement
encourageants. Les propositions fusaient, la plupart des membres
surexcités s'adressaient à un auditoire (réel ou imaginaire) particulièrement
réceptif, et les transcriptions des séances furent riches d'enseignements.
Quelques ratés survinrent évidemment, quelques intolérances spectaculaires
(certains membres du comité drogues étaient également membres du
comité alcool) menèrent quelques uns des courageux chercheurs devant
la faculté (ils avaient perdu les leurs). L'idéalisme joyeux marquait
le plus souvent les propositions politiques issues de l'ivresse
hallucinogène, à la très notable exception des univers carcéraux
généralisés imaginés par les expérimentateurs de la mescaline. Dans
l'ensemble, ce comité fut un bon comité. Mais la recherche ne pouvait
s'arrêter en si bon chemin.
L'ingestion
de toutes sortes de substances devint le sujet d'un nouveau comité
dont les premières réunions se tinrent par soixante mètres de fond,
pour expérimenter les effets de l'ivresse des profondeurs. Oxygène,
hélium, surpression, dépression conduisirent à des idées marquées
du sceau de la sagesse des profondeurs, tandis que les accidents
de décompression se multipliaient dangereusement. Quand la moitié
du comité fut obligée de se réunir dans un caisson pressurisé,
le comité fut dissous, et ses membres cessèrent d'arpenter les couloirs
avec des palmes. Cette tentative malheureuse engendra un mouvement
de protestation contre les ivresses provoquées par la consommation
de substances. Les crânes d'œufs de l'Institut se virent mis en
demeure de trouver de nouvelles voies inexplorées. Ils s'enfermèrent
pour un concile d'un nouveau genre. Ils vinrent, ils virent, ils
vainquirent.
Les réformateurs
promulguèrent un manifeste des ivresses charnelles. Ayant la conviction
intime que l'ivresse devait être conquise en l'homme plutôt qu'en
dehors de l'homme, ils misèrent sur l'exploration des ivresses résultant
des dépassements de soi. Et le nouveau comité ainsi créé se jeta
à corps perdu dans de romaines orgies, goûtant à pleine bouche l'ivresse
de la transgression. Des orgies simples où s'enchevêtraient les
corps aux messes spectaculaires de perversions plus ou moins violentes,
le comité explora méthodiquement toute la palette des aventures
charnelles. Les membres du comité, vêtus de toges pratiques à enlever
et à remettre, couraient de cabinet noir en sauna sulfureux pour
expérimenter qui une fornication avec quatre personnes masquées
et armées de sabres, qui un massage huileux prodigué par une quinzaine
d'assistantes expertes. De ces tribulations naquit un courant politique
centré sur la conquête du bien-être, riche en idées neuves sur le
plan social, mais plus préoccupé d'art (théorie de la perception
du corps), de loisirs (ministère du temps libre et des centres de
plaisir) et de développement (industrie du caoutchouc) que d'économie,
de finances ou des anciens combattants.
Durant ces dix
premières années de fonctionnement, l'Institut des Ivresses ne cessa
d'être à l'origine des réformes les plus folles : les stages de
formations organisés pour les politiques permirent l'application
rapide des découvertes de l'Institut. Sitôt découverte, une nouvelle
ivresse pouvait être utilisée dans les semaines suivantes devant
les Députations pour soumettre un projet de loi aléatoire. Les démonstrations
ainsi conçues se révélèrent extrêmement spectaculaires, et les audiences
publiques des Députations devinrent un spectacle couru. Quelques
scandales sans gravité émaillèrent cette période, causés par de
courageux novateurs tentant de conjuguer les ivresses, comme le
fit Samuel Koubalkhan en se présentant à demi-nu, chaussé de palmes,
et manifestement au bord du coma éthylique. L'un dans l'autre, les
incidents furent minoritaires et la production d'idées neuves atteint
son maximum. Ce fut la période faste de l'Institut. Les jours sombres
allaient suivre…
L'ivresse devint
un substitut à la réflexion. Son utilisation dépassa le champ politique.
Dans le monde du travail, dans le monde du spectacle, dans le monde
des arts, l'ivresse fut utilisée pour accroître la faculté d'improvisation
et la créativité. Peu à peu, l'ivresse devint la norme, et chaque
jour passé apporta son lot d'ivresses publiques. Certes, cela apporta
une amélioration, mais cela détruisit la compétition : si chacun
des concurrents utilise la même technique et le même dopant, les
résultats sont individuellement meilleurs, mais globalement identiques.
Et la politique perdit son caractère innovant : tous les candidats
étaient également brillants et confus. L'Institut des Ivresses perdit
peu à peu son emprise sur l'application réelle de ses recherches,
dont les résultats publics furent pillés sans vergogne par quelques
instituts de formation opportunistes. L'institut ne progressait
plus, et avec lui, la vie politique revint à sa stagnation originelle.
Cyrillus Sapankine
fut sévèrement critiqué. N'ayant pas démérité, il conserva son poste,
mais se vit imposé un adjoint issu des franges les plus conservatrices
de la société, porteur d'un projet de réforme élaboré par un groupe
de pression intitulé "Pour un contrôle de l'ivresse". Réunissant
de nombreux représentants religieux ainsi que des représentants
des ligues de tempérance, ce groupe de pression avait vu croître
son influence lors des dernières années d'errements de l'Institut.
Il présentait son projet de réforme visant plus que jamais à mettre
l'homme au centre de l'ivresse, en excluant tout recours à des substances
exanthropes. Plusieurs comités furent mis en place.
Le comité "Mortification"
explora les prometteuses voies de la privation et de l'expiation
comme voie d'accès à la joie et à l'ivresse.
Le comité "Abnégation" se chargea de disséquer les ivresses résultant
de la résistance aux tentations de tout ordre, y compris celle de
participer au comité Alcool, qui fut d'ailleurs purement et simplement
supprimé.
Enfin, le comité "Ordre" fut créé pour déterminer dans quelle mesure
une vie extrêmement régulée par d'innombrables contraintes pouvait
être génératrice d'ivresse, en particulier d'ivresse de la soumission.
Ce nouveau souffle
tourna court. Jamais les idées issues de ces ivresses ne furent
aussi courtes, aussi peu innovantes. La rumeur enfla autour de l'efficacité
de l'Institut. Certains membres furent accusés d'avoir truqués le
résultat d'expérimentations pour mettre en valeur des ivresses qui
n'en étaient pas. Le train de vie de certains comités fut durement
critiqué. De fausses factures furent exhibées, et un vent mauvais
souffla sur l'Institut. Une courte accalmie eut lieu quand fut créé
un comité chargé de déterminer si l'ivresse de la révolte pouvait
être exploitée, mais les conditions expérimentales semblaient trop
difficiles à maîtriser. La rumeur publique enfla de plus belle,
et l'Institut fut publiquement pris pour cible par de nombreux prédicateurs,
issus des rang mêmes du groupe qui le contrôlait. Dans sa treizième
année d'existence, l'Institut des Ivresses sombra dans la déchéance.
Sapankine déclara
avoir fait "le tour de l'ivresse", et démissionna pour partir en
retraite dans un monastère spécialisé dans la fabrication de liqueurs.
L'Institut
cessa d'avoir une influence sur la vie politique qui retourna rapidement
à son médiocre niveau original. Sclérosé par le manque d'innovation,
le pays sombra rapidement et disparut de la scène internationale
quand le parti au pouvoir, issu du groupe qui avait précipité la
chute de l'Institut, eût amorcé un grand repli sur lui-même en érigeant
la frilosité et la xénophobie en principe de gouvernement.
En agissant
ainsi, le pays s'exclut lui-même de l'assemblée des nations. L'ivresse
du sommet (de la démocratie) ne fut plus qu'un souvenir. On oublia,
comme toujours.
Qui aujourd'hui
parmi nous se souvient encore de ce pays pourtant proche ? Qui le
connaît pour autre chose que pour l'image touristique de ses maisons
à toit pointu, de ses costumes traditionnels et pour sa production
d'excellent alcool d'orties ?
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