D'abord, il y
eut Abraham, Isaac, Jacob, Josué, Samuel. Les prophètes
antérieurs, les pères de la Lignée. Tous annonçaient
la venue des autres prophètes. Il y eut Esaïe, Jérémie,
Ezéchiel. Ils annonçaient un prophète qui naîtrait
d'une vierge. Puis, Jean Le Baptiste prédit l'arrivée
d'un homme dont il ne serait pas digne de défaire les sandales.
Un nommé Jésus paraissait correspondre à la prophétie.
La foule des croyants le reconnut, presque malgré lui. Ils
l'appelaient Messie. Des siècles plus tard, Mahomet, puis Ali
portèrent le nom de Prophète.
De siècle
en siècle, la Lignée a prédit l'arrivée
du Prophète suivant. Il y a trois cents ans, ton arrivée
fut annoncée. Toi aussi, tu naquis pauvre. Tes dons n'attendirent
pas ta maturité pour se développer. Tout enfant, tu
surpris tes parents en parlant trop souvent au futur : La pluie
tombera samedi, Tonton va mourir en mars. Le jour de sa mort, ils
ont commencé à avoir peur de toi.
Au début, ça t'a amusé. Tu racontais tes visions,
et, lorsque l'inspiration te manquait, tu brodais, tu inventais.
Tu as commencé à en jouer, tu prenais ton air malicieux
et tu débitais vérités et mensonges. Les vérités
inquiétaient tes parents, les mensonges les terrifiaient.
Tu n'aimais rien plus que les voir désorientés, ne
sachant plus si la catastrophe annoncée allait arriver, ou
si tu n'étais qu'un garçon comme les autres, doué
d'une immense imagination et d'une forte dose d'intuition. Tu jouais
la bête curieuse. Ne jamais mentir t'aurait paru trop simple
: tu aurais été un petit génie, rien de plus.
Sans ambiguïté, pas de mystère. L'interrogation,
le doute, la disparition des certitudes, tout cela fait peur. On
te regardait alors plus intensément, on cherchait à
percer ton secret dans tes grands yeux. Tu croyais aimer faire peur.
En fait, comme tous les petits garçons de ton age, tu cherchais
à attirer l'attention de tes parents.
Chaque fois que tu mentais, tu croyais le faire de ton propre chef.
Tu pensais tenir ton destin, en fait tu ne faisais que te conformer
très exactement à ce qui était écrit.
Chacun de tes gestes avait été annoncé. Tu
ne l'as jamais su, mais certains d'entre nous étudiaient
déjà les textes anciens à la lumière
de tes actes et de tes paroles. Tu n'étais encore qu'un enfante
et nous nous étions interdits de te vénérer
en public. Nous ne voulions pas troubler tes jeunes années.
Nous avons contacté ton père en secret. Il nous a
dit que nos conclusions venaient confirmer ses propres soupçons.
Il avait peur d'avoir compris.
La prophétie nous enjoignait à être patients.
Tes dons seraient précoces, mais ils se développeraient
encore plus chaque année, jusqu'à un age avancé.
Tes disciples seraient nombreux, ils parcourraient le monde, et
nous, les Premiers, auront eu l'honneur de te suivre toute ta vie.
Jour après
jour, tes dons s'affirmaient. Un soir, ton père est venu
t'embrasser dans ton lit. Il t'a trouvé dos au mur, les jambes
repliées contre la poitrine, les pieds cachés sous
la couette. Tu étais pâle, tremblant, froid. Ton front
était couvert de sueur. Mais tu n'étais pas malade.
Tu avais peur. Tu racontas à ton père la catastrophe
qui, le lendemain, allait endeuiller le pays. Tu pleurais. Tu disais
que tu n'avais pas voulu voir ce que tu avais vu. Tu disais que
c'était horrible, que tu voulais que ça cesse.
Lorsque tu annonças la catastrophe, ton père nous
appela et nous la raconta. Sans qu'il le sache, nous avons enregistré
notre conversation. Le soir même, nous l'avons faite écouter
par un huissier qui a daté et signé la transcription
que nous en avions faite. Le lendemain, dans un étrange mélange
de d'horreur et d'excitation, nous regardions à la télévision
la terrible preuve de ton pouvoir. Nous tenions la Preuve Formelle.
Pour ton père, ce fut la prédiction de trop. Le traumatisme
causé par les images du massacre vinrent s'ajouter à
la peur que lui causait son propre fils. Il n'arrivait plus à
se comporter normalement avec toi. Ton regard le glaçait,
il ne pouvait plus lever les yeux vers les tiens.
Depuis la Preuve Formelle, le Prophète montre d'étranges
signes de déséquilibre psychologique. Il se replie
dans un silence absolu qui dure parfois plusieurs jours. Puis il
parle, sans arrêt, mélangeant à son habitude
prophéties réelles et mensonges éhontés.
Ces troubles s'apparentent à ceux d'autres garçons
perturbés, à l'approche de l'adolescence. Sa timidité
et son mal-être semblent s'être amplifiés depuis
la Preuve Formelle.
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Le Prophète cherche à attirer l'attention. C'est la
conclusion à laquelle nous groupe est arrivé. Notre
principe fondateur nous interdit d'entrer en contact avec lui. Pourtant
sa détresse nous touche. Nombreux sont ceux parmi nous qui
sont tentés de le consoler, de lui révéler
le secret de son destin. Il cherche désespérément
une oreille attentive. Ses parents ne sont pas capables de la lui
offrir, et nous, pas autorisés.
Mais il est Prophète, et nous ne sommes que des disciples.
Son destin est annoncé. Notre intervention ne changera rien.
Peut-être doit-il souffrir pour parfaire ses dons. Nous restons
dans l'ombre.
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Les fausses prédiction du Prophète semblent provenir
d'un certain désir d'attirer l'attention de ses parents.
Mais ceux-ci craignent les fausses prophéties autant que
les vraies. Le Prophète n'a pas pratiquement pas fait de
fausses annonces depuis trois mois. Et très peu de prédictions
vérifiées.
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Notre groupe a perdu de son unité. Après des années
à étudier le Prophète, certains semblent s'être
lassés. Un des fondateurs a émis l'hypothèse
que le Prophète ne serait peut-être qu'un garçon
comme les autres. Ce que nous avons appelé une crise d'adolescence
s'est atténué. Il est devenu un jeune homme comme
les autres. Il est gai la plupart du temps, mais il passe encore
parfois de longues heures seul et silencieux. Ses relations avec
ses parents se sont stabilisées. Ils parlent beaucoup, le
soir. Ils font des projets. Comme tous les parents, ils paraissent
fiers de leur fils. Ils ont oublié ce que notre Groupe a
appelé la Preuve Formelle, il y a quatre ans.
Le Prophète n'a fait aucune prédiction depuis près
d'un an.
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Le Groupe s'est dissous il y a deux ans. Nous ne sommes qu'une poignée
à poursuivre notre mission, par habitude, sans concertation.
Nous passons des jours à épier un jeune homme que
nous appelons Prophète, mais qui n'a plus rien d'un Messie.
Il va à la fac, il même la vie banale d'un étudiant
moyen, il a des aventures féminines plus ou moins réussies.
Il ne parle jamais au futur.
Les images viennent
à moi en flux continu maintenant. Elles concernent des événements
qui se réaliseront dans un avenir allant de quelques secondes
à plusieurs siècles. Je vois l'avenir comme je me
souviens du passé. Il défile devant mes yeux, mais
je ne le révélerai pas. Jamais plus. Comme il y a
vingt ans, lorsque j'a commencé à me taire, je vais
devoir cacher de terribles vérités ou de formidables
découvertes. Je vais devoir laisser des hommes aller à
la mort et ne pas intervenir. Je connaîtrai les secrets à
venir, les petites joies de mes futurs enfants (deux garçons
et une fille), les grandes évolutions de la société,
les résultats du tiercé et les guerres mondiales.
Je n'en parlerai à personne. Pas même à ma femme,
que je rencontrerai dans deux ans. Je ne ferai plus jamais peur
à ceux que j'aime. Plus personne ne verra un monstre en moi.
Je ne serai plus jamais seul.
Les derniers disciples renonceront dans quelques mois à me
suivre et à consigner tous mes gestes et toutes mes paroles.
Ils croiront que je ne me suis jamais rendu compte de leur existence.
Ils penseront s'être trompés. Ils oublieront leur Preuve
Formelle. Ils arrêteront la traque. Ils certifieront que je
suis un homme comme les autres.
Je serai oublié.
Dans le souvenir des hommes, je deviendrai un médium de plus,
une anecdote. Je ne révèlerai pas le nom du prochain
Prophète. Je tairai les indices qui l'annonceront. Il ne
sera pas reconnu avant de l'avoir décidé. Je lui laisserai
un délai, celui de n'être pas découvert trop
tôt. Il aura une enfance normale, banale. Il n'aura pas de
disciples à un age où l'on ne veut que ses parents.
Il ne sera pas étudié, isolé, incompris.
Mon silence ne changera pas son destin, je le sais. Il deviendra
un prophète réputé, vénéré.
Je n'y peux rien, je le sais. Je n'ai pas le pouvoir de changer
son avenir. Mais il sera heureux.
Je mourrai un 31 janvier.
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