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5
octobre 2002 |
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Retour de Pékin.
C'est drôle comme on se fait toujours une image à partir
de morceaux découpés sur une réalité
qui les dépasse. Ainsi de la Chine, on ne voit jamais que
la place Tienanmen, la Cité Interdite et la Grande Muraille.
Jamais ces avenues tracées au cordeau par le pouvoir central,
bordées d'hôtels et de centres commerciaux. Jamais
ce gris insidieux qui s'étale partout en une couche uniforme.
Après Pékin, on se dit : à Hong Kong, le béton
aurait-il une âme ?
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11
octobre 2002 |
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Journée
splendide. La mer cerne les baies grandes ouvertes de cet appartement.
Nulle part qu'à Hong Kong, je n'ai vu se déployer
un tel luxe. A la pointe extrême du village de Stanley, des
peintures traditionnelles, des meubles bas en bois sombre, des plantes,
des fleurs se dessinent sur le fond bleu. L'aisance, le goût,
le raffinement, la chaleur. Partout la lumière. Celle qui
vient de la colline, à l'ouest. Celle qui vient de l'océan,
à l'est. Deux îlots verdoyants adoucissent l'espace,
préparent le regard à accueillir l'horizon. La brise
rafraîchit la terrasse, se glisse dans les conversations menées
indifféremment en français, en anglais, en cantonnais
et en mandarin. Nulle part qu'à Hong Kong je n'ai vu se déployer
le temps d'une après-midi, à l'improviste, une telle
douceur de vivre.
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25 octobre 2002 |
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Tous les bruits
de cette ville, sa voix : un océan de bruits plein de sourdes
tortures, houleux comme un champ de barbelés. Les arbres
du parc de Victoria : corps de femmes drapés dans la bure
des écorces, langueurs de danseuses, désirables, scintillants.
Parfois, on
se heurte à une nuque, un visage. Les humains sont peut-être
dans cette ville ce qu'il y a plus de plus irritant, de plus insaisissable.
Langue rugueuse. Regards placides. Mouvements désordonnés.
Activité frénétique grâce à laquelle
se déploient dans des rues violemment éclairées
en blanc tous les fastes de la société de consommation.
Marcher au milieu de cette foule comme l'abeille dans sa ruche.
On a le sentiment de sa solitude chevillée au corps, pas
comme une blessure mais comme une évidence claire, paisible.
Rien de métaphysique dans cet isolement. Plutôt un
calme diligent. Je reviens ici à ma vraie nature, oh Asiatiques
!
Allez, fermons
les fenêtres. Qu'Hong Kong redevienne une image. Un bout d'océan
sous les tours hérissées de grues, derrière
la frondaison verdoyante des arbres, ce frémissement dans
les ondoiements du vent, de la couleur. Ce rocher au bout du bout
du monde, monde moderne en miniature, jardin d'expérimentation,
seconde New York, Chine paradoxale et mêlée. Ô
ville, je te reconnais, couchée dans la splendeur et la crasse
de la modernité.
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26
octobre 2002 |
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Ma nature est
de méditer. Et Hong Kong est un objet de méditation
infini.
Méditation
sur les tours, le béton, le verre, l'acier et le bambou.
Méditation sur l'eau, intense comme l'eau de la mer, boueuse
comme l'eau de la pluie, ou âcre comme l'eau de la transpiration.
Méditation sur l'air saturé de gaz ou au contraire
saturé de sel et de lumière. Méditation sur
la forêt, arbres vénéneux des collines, arbres
policés des parcs et ceux plus anciens qui bordent les quais
du port, à l'écorce striée et épaissie
par les années, où les oiseaux crient à vous
rendre sourd.
Devant les montagnes
qui se déclinent sur plusieurs rangs à l'horizon,
sous un ciel gigantesque, indompté.
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27
octobre 2002 |
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Hong Kong, l'île
aux deux versants : au nord la ville, au sud la forêt. C'est
en cela que Hong Kong malgré sa richesse, sa puissance appartient
encore au tiers-monde. L'Histoire et ses paliers y a été
comme éradiquée. N'importe quelle ville européenne
a sa banlieue, qui dit l'inexorable recul de la nature face à
l'urbanisation. Mais Hong Kong est une ville champignon. Ses murs
ne racontent aucune histoire, ne témoignent d'aucune progression
dans la maîtrise de la matière. Nulle trace d'un travail
du bois ou de la pierre qui auraient évolué au cours
des années, de la superposition au cours des siècles
de différentes techniques - ces multiples cicatrices qui
font le visage d'une cité telle que Paris.
Pour l'il
européen, toute vision de Hong Kong est donc nécessairement
une pure violence.
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28
octobre 2002 |
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Je pourrais
écrire l'histoire de ma haine pour cette ville. Ce saisissement
de l'échine, ce frisson particulier devant son indicible
laideur. Je pourrais dire aussi mon attirance pour cette ville.
Jour et nuit,
de n'importe quel quartier, on voit les aigles qui la survolent.
Leurs ombres se découpent en noir sur le fond ocre et bleu
des montagnes arides et de l'eau salée. Jour et nuit, la
foule y déambule. Je mets au défi n'importe quel observateur
de décrypter un seul de ces visages. Quiconque parcourt Hong
Kong sans en connaître la langue finit par tituber. Une ivresse
qui mêle le dégoût à la fascination. Quelle
est cette ville que l'on a donné en modèle au reste
de l'Asie ? Quelle est cette vie que nous poursuivons dans notre
vie et jusque dans nos rêves ? Oh Asiatiques, regardez.
Que voyez-vous
?
Des étrangers.
Ils sont ici en terrain conquis. Leurs cheveux clairs. Leur peau
rougie. Nulle aménité dans leurs regards. Nous sommes
des étrangers les uns pour les autres.
Des gens aussi,
très affairés. Des objets, des milliers et des milliers
d'objets, ou des images d'objets. Les gens s'échangent des
objets. Les objets s'échangent des gens. Le jour passe, la
nuit tombe. Ils s'échangent toujours.
Peut-être
est-ce le langage lui-même qui enduit tout comme une mauvaise
graisse. Les Hongkongais eux-mêmes préfèrent
le mandarin au cantonnais. Complexe d'infériorité
ou habile calcul ? Aux Chinois du continent, la culture, la politique.
Aux insulaires, l'argent. Les habitants de cette ville semblent
flotter comme des croûtons dans du potage. Les enfants eux-mêmes
sont des petits croûtons.
Pas de spontanéité, pas de sourire. Le visage déjà
rincé par l'envie, la frustration, la voix pointue, les gestes
raidis. Les enfants et leurs nourrices ou la préfiguration
de l'Enfer sur la terre. L'accent de ces femmes d'ailleurs, leur
" r " qui roule, leur manière d'aborder n'importe
quelle femme asiatique à la peau plus sombre par un seul
mot : " Philippina ? " sans dire bonjour, ni s'excuser.
Cette familiarité qui manifeste notre léthargie à
tous, cet arrière-goût huileux qui remonte à
chaque bouchée.
Mais nul rejet. Une sorte de consensus mou, de fatalisme. Cette
insondable passivité de l'Asiatique qui fait aussi son flegme
incomparable devant les ravages du temps, de la mort. Et ce mot
: les races jaunes. Cette couleur même : ni blanche ni noire,
jaune. Comme le beurre, comme la couenne.
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PVK |
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