Une aventure
du colporteur. |
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Dieu, ce
fichu bavard, emplissait l'Univers entier de Ses signes. Les arbres
qui s'abattaient au sol, touchés par la foudre, les oiseaux
qui traversaient le ciel d'Est en Ouest ou du Nord au Sud ou les
feuilles qui s'envolaient dans le vent d'automne constituaient l'immense
abécédaire des messages qu'Il adressait aux hommes.
Ceux-ci, la plupart du temps, n'écoutaient même pas.
Etrangement, du moins pour ceux qui n'avaient rien compris de Sa
véritable nature,les messages de Dieu traitaient surtout
de la protection de l'environnement. Déforestation, changements
climatiques, afflux d'émissions polluantes étaient
les thèmes qu'Il abordait avec le plus d'insistance, de véhémence
et même, pour les rares ermites, fous de solitude et de faim,
capables de lire les hésitations du vent et les tremblements
de la cime des arbres, un filet de panique dans la voix.
Mais nous étions sourds ; nous l'avions toujours été.
Même lorsque, plus tôt au cours de notre courte histoire,
nous nous étions réellement préoccupés
de ces choses, nous n'avions connu que des échecs à
tenter de lire les oracles du monde. Il est significatif, c'est
à dire tristement révélateur de la nature humaine,
que ce faisant nous ayons passé plus de temps à désentrailler
des animaux qu'à les regarder courir ou voler.
Egalement révélatrices étaient les interprétations
que nous en tirions : les présages, nous disaient souvent
les devins, annoncaient l'ascension de rois nouveaux, la chute d'anciens
empires ou l'état des prochaines moissons.
Ils ne pouvaient se tromper plus lourdement
Quand il parvint
enfin à traverser les montagnes, et c'était là
une tâche qu'il avait entreprise plus de six mois auparavant
dans un but qu'il avait oublié depuis plus longtemps encore,
le colporteur était dans un état pitoyable. Effroyablement
maigre et affaibli, le corps couvert de blessures purulentes, il
était plus ou moins dément quand il passa enfin au
large des premieres maisons des Aniens. Bien que la catastrophe
qui les avait frappé ait été à ce moment
là déjà vieille de plus d'un an, la pensée
de ses amis disparus l'obsédait encore. En vérité
il les pleurait toujours. Les corps bizarrement mutilés,
les maisons calcinées, les bêtes de somme massacrées
et les absurdes carcasses d'orang-outangs
parsemant l'emplacement de leur village cherchaient en vain dans
ses rêves à former un tout cohérent dans lequel
lui, le colporteur, l'étranger, eût pu trouver sa place
et son rôle.
Sans doute les raisons de sa folie étaient-elles plus profondes
et eût-il été capable de penser de facon claire
qu'il n'eut pas manqué de s'interroger sur la profondeur
excessive d'un tel chagrin, éprouvé à la disparition
de gens que, somme toute, il avait peu connu. Bien sûr, en
ce temps-là, le monde venait d'être refait à
neuf pour l'esprit humain et celui-ci n'avait plus conscience de
notions telles que le massacre de masses. Il n'en restait pas moins
que quelque chose de plus fondamental devait expliquer la soudaine
crise de démence dans laquelle il avait sombré.
C'était là aussi l'avis des Aniens qui, du fait même
de sa démence, l'accueillirent à bras ouverts et quelque
peu tremblants.
En un temps beaucoup plus court que l'on aurait pu le croire, ceux-ci
avaient défriché l'entier domaine des affections et
blessures corporelles et commencaient alors à porter leur
interêt vers le champ des maladies mentales. Ils n'étaient
pas à proprement parler incapables de compassion, loin de
là, mais, même s'il excitait leur pitié, le
colporteur avec ses plaies effrayantes qui ne voulaient pas guerir,
son incapacité à articuler une parole cohérente
et sa peur panique de tout ce qui était humain était
un sujet de choix pour ces physiciens, une merveilleuse occasion
d'en savoir plus.
Il fut en conséquence laissé longtemps sans soins
véritables. Tout au plus nettoya-t-on ses blessures sans
proprement les panser et le lia-t-on aux bois de son lit pour l'empêcher
de se déchirer lui-même. Il demeura ainsi quelque temps
dans une maison vide où l'obscurité avait été
faite, sans autre compagnie que celle de la femme qui, deux fois
par jour, venait le nourrir et le laver de ses excréments,
Jusqu'à ce qu'enfin, son état physique s'améliorant,
reprenant un peu de contrôle sur lui-même, il put recommencer
à parler.
Bien plus tard, des siècles plus tard en fait, quand les
nombreux disciples qu'il avait laissés sur son chemin s'assemblèrent
pour former cette étrange religion des Ennemis de Dieu, il
y eut des esprits, manipulateurs, crédules ou simplement
inventifs pour raconter que ce retour subit à la santé
mentale s'accompagna de toutes sortes de menaces et de cataclysmes.
Ce n'étaient d'après ceux-là que les premieres
tentatives du divin pour renforcer l'effet de Sa malédiction
sur l'esprit du colporteur puis, quand Il eut echoué, pour
le détruire.
La vérité était comme toujours beaucoup moins
dramatique : le colporteur retrouva simplement d'un coup l'usage
de toutes ses facultés mentales, comme un plongeur émerge
à la surface d'une eau profonde, et, quand un matin la veuve
qui le nourrissait chaque jour entra en tremblant dans la pièce
où il était detenu, elle se trouva face à un
individu beaucoup plus dangereux qu'un simple dément. Un
individu qui entama d'entrée la longue série des tortures
qu'il allait lui infliger en demandant à apprendre son langage.
Ce ne fut pas facile : comme il devait par la suite souvent le raconter
à ses disciples : " Les naturels de cette contrée
préparent une cuisine incompréhensible et parlent
une langue abominable ". Il finit cependant de rapides progrès,
aidé par un entêtement formidable et la grande mémoire
des hommes de ce temps. Au bout de quelques semaines il était
capable au moins de se faire comprendre même s'il ne put jamais
parfaitement déformer son palais autour des diphtongues les
plus affreuses et continua de parler avec cet accent étrange
qui, par sa presque musicalité, faisait l'admiration et l'envie
de ses professeurs.
Dieu, comme
tous les enfants uniques, était un monstre d'égoisme.
Quand Ses appels ne traitaient pas de la dégradation de la
machine à message (empoisonnement par le plomb des rapaces,
abattage en grande série des arbres
) Dieu ne parlait
que de Lui. Comme un homme qui parle à son chien le soir
au coin du feu, lui caressant distraitement la tête, Dieu
Se foutait bien que les hommes Le comprennent, ou même L'entendent.
Ce qui Lui importait, c'était d'émettre.
Pourtant, quand il devint évident que la destruction du substrat
naturel allait à brêve échéance rendre
même cela impossible, Dieu Se décida à frapper
un grand coup. Quand Il passa à l'action, ce fut d'une facon
qui démontrait bien le coté vicieux de Son caractère
: Il décida de remplir l'univers humain de signes trop nombreux
et évidents pour rester ignorés
Il eût pu pour cela déclencher des fléaux sans
nombre : tremblements de terre, tempêtes de kérozène
accompagnées d'éclairs ou bien pluies de voitures
mais changer à ce point le monde demande beaucoup de temps
et d'efforts.
Il était de loin plus facile de changer l'esprit humain.
Les Aniens s'étaient rapidement consolés du retour
soudain à la santé mentale du colporteur: les plaies
sur son corps restaient effrayantes et, de toute façon, les
maladies mentales n'étaient-elles pas notoirement propices
aux rechutes? Sans doute leur suffirait-il d'attendre. Ils tenaient
là en tout cas une occasion unique d'en apprendre plus sur
le monde de l'autre côté de la chaine de montagnes.
Peut-être, là d'où venait cet étranger,
en savait-on plus sur la terre d'avant la catastrophe. Certainement,
ils avaient du récuperer des fragments de mémoire
differents.
Dans la période de crise qui avait suivi l'Amnésie,
si les sociétés humaines réagirent de facons
diverses suivant leur environnement immédiat, ce fut souvent
selon des mecanismes etonnament semblables. Presque toutes celles
qui survécurent aux quelques six mois d'absolues confusions
qui suivirent l'énoncé de la malédiction entreprirent
avant tout de se reconstituer un langage qui leur parut convenable
et cela à partir des mots ou fragments de mots qui leur restaient.
Puis ayant ainsi rendue plus évidente et douloureuse encore
leur perte, ils essayèrent de se doter d'une philosophie,
d'un point de vue culturel qui leur permit d'appréhender,
si ce n'est de comprendre, le monde.
Les quelques souvenirs en lambeaux qui leur demeuraient, les débris
retrouvés dans les ruines de leur cité ainsi que la
conjonction de deux ou trois événements improbables
avaient convaincus les Aniens de l'importance d'un mode de pensée
scientifique. Ils ne connaissaient évidemment pas la signification
précise de ce mot, un des rares termes abstraits à
avoir survécu, mais du moins étaient-ils persuadés
de l'impossibilité de comprendre le monde à priori,
et donc de la nécessité de l'expérimentation.
Il faut aussi savoir que dans les cerveaux quasiment vidés
des hommes de cette époque, les quelques notions survivantes
s'imposaient avec une force que nous ne saurions imaginer.
Telle était la nature pernicieuse de la Malédiction
que même les esprits les plus brillants ne se rendirent pas
compte dès l'abord de la catastrophe. Les premiers jours
les rues étaient ainsi emplies de gens se rendant à
leur travail. Le fait qu'ils aient oublié où celui-ci
se trouvait, comment s'y rendre ou en quoi il consistait, et souvent
jusqu'à la signification même du mot, mit quelques
temps à les troubler. Beaucoup en tout cas furent distraits
de ce but par la simple exaltation que provoquaient en eux le vent,
la pluie ou le soleil que de leur point de vue ils expérimentaient
pour la premiere fois. Les plus atteints ne quittèrent même
pas leur lit, occupant les premiers jours de leur vie à engranger
des impressions nouvelles: le toucher des draps, les jeux de la
lumière sur les rideaux, les sensations grandissantes de
faim et de faiblesse... Beaucoup moururent. Mais on ne peut voler
à quelqu'un la plus grande partie de ses souvenirs, les trois-quarts
de son vocabulaire et jusqu'à la mémoire de son nom
sans qu'il ne se rende rapidement compte que quelque-chose ne va
pas. Manquant de points de comparaison, ils étaient évidemment
souvent bien en peine d'identifier le problème et, même
à l'époque de cette histoire, plus de trente ans après
la catastrophe, il existait encore des sociétés qui
n'avaient pas identifié celle-ci comme une amnésie
géneralisée.
De cette époque troublée, et elle-même en grande
partie oubliée, les Aniens avaient conservé le goût
de l'expérimentation. Le fait qu'ils aient pris l'habitude
de conduire ces expérimentations sur leur personne même
tenait à une autre raison que le colporteur ne devait pas
tarder à découvrir.
"Les gens d'ici ont fait de la maxime 'Ce qui ne me tue pas
me rend plus fort' le fond même de leur pensée. Comme
nombre de concepts qui nous viennent du monde d'Avant cette phrase
ne nous est pas réellement compréhensible. A moins
de faire comme les Aniens qui, avec leur mentalité éminement
pratique, l'ont prise tout à fait au pied de la lettre. Un
des nombreux exemples que je pourrais en donner est le point de
relativement unique qu'ils ont formé sur la civilisation
"précédente". Ils sont à peu près
unanimes à penser que - vu l'état de faiblesse de
l'humanité actuelle et vue la catastrophe qui nous a coupés
de ceux-ci - et qui aurait donc du laisser renforcés ceux
qu'elle n'a pas tués - nos ascendants devaient être
d'assez pitoyables choses. "Au reste, m'a confié Ayanalanana,
mon hotesse, un homme est toujours supérieur à ses
ancêtres. Car eux sont morts et lui a survécu."
Mon expérience du pays Ho m'a appris la prudence et je n'ai
pas eu le coeur de mettre le doigt sur le point faible de son raisonnement.
Il est donc probable que le cerveau d'Ayana restera la seule partie
de son corps par moi intouchée.
"Je pense d'ailleurs que c'est ce désir d'être
fort, de vaincre la faiblesse qui explique le comportement des Aniens
plus que ce pretexte "scientifique" qu'ils exhibent à
chaque occasion. Leur objectif officiel est de `tester le réel'
mais leur focalisation sur les rapports force/faiblesse les a amené
à commencer leurs recherches sur le corps humain et avant
tout la capacité de celui-ci à résister aux
aggressions : le processus de la guérison.
"C'est la facon dont ces recherches sont menées qui
rend ce pays proprement incroyable : chacun ici est blessé
de facon régulière, "scientifique"; coupé,
brulé ou frappé en des endroits prédeterminés;
les étapes de son retour à la santé sont scrupuleusement
notées avec une attention toute particulière portée
à la rapidité du processus. Ce sont des être
doux que ces Aniens et il n'y a là aucune obligation formelle
mais la pression sociale est si importante que peu choisissent de
ne pas participer. J'en viens peu à peu à penser que
là est le plus grand mal que nous ait infligé la perte
de mémoire : elle nous a laissé si peu de concepts
propres et d'idées personnelles que nous voilà virtuellement
incapables de penser par nous-mêmes, de resister à
la premiere abherration venue.
"Car abherration est bien le mot; le paysage ici est encombré
de borgnes, de manchots et d'unijambistes à divers stades
de leur guérison, infirmes qui sont particulierement honorés.
Florosh, l'un de mes interlocuteurs les plus réguliers, est
ainsi tenu en très haute estime par la communauté
pour ce simple fait qu'il a accepté de voir son bras gauche
coupé deux fois afin de verifier si la repousse s'executait
de facon plus rapide la seconde. La réponse est non, mais
ce démenti flagrant de leur philosophie ne semble pas les
avoir beaucoup touché. Inspiré par ces exemples j'ai
cru de bonne politique de ne pas faire soigner mes blessures, comme
mes nouveaux amis me l'avaient, avec reluctance il est vrai, proposé.
Croyez-bien que je le regrette désormais amèrement
: je n'aurais jamais pensé que la douleur soit quelque chose
d'aussi difficile à supporter quand on a le malheur d'être
sain d'esprit. Néanmoins mon attitude m'a valu le respect
et l'amitié des Aniens qui considèrent comme une bénédiction
le fait que quelqu'un soit venu d'aussi loin pour partager leurs
aspirations si ce n'est leurs croyances.
"Car mon athéisme a fait ici l'effet d'un coup de tonnerre
et beaucoup sont ceux qui sont venus dans ma hutte simplement pour
contempler "celui qui ne croit pas en Dieu". La foi débilisante
en un Dieu unique est aussi profondément implantée
-si ce n'est plus- ici que dans toutes les autres sociétés
humaine que j'ai pu visiter. Pourquoi cela, alors que je sais avec
certitude qu'avant l'Amnésie bien peu la partageaient encore?
Seuls vous et moi, mes amis, échappons à cette contagion
de la foi et même mes Aniens, peuple pragmatique en toutes
choses, me servent Dieu à toutes les sauces.
"Ils ne m'en ont pourtant pas voulu de mon incroyance. Toutes
leurs énergies étant consacrées à leurs
expérimentations, il leur en reste bien peu pour le fanatisme.
Tout au plus me considèrent-ils avec un interêt nouveau,
comme si le manque de foi était le symptôme d'une nouvelle
maladie mentale.
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Il eut droit
à plusieurs semaines de répit avant que le destin
ne le frappe à nouveau. Si bien que, quand advint la catastrophe,
le colporteur avait eut temps de penser qu'il n'allait être
après tout qu'un homme ordinaire : ses plaies avaient cicatrisées
et son corps avait retrouvé la vigueur nerveuse qui était
habituellement la sienne. Il avait retrouvé aussi le goût
des longues marches. Longues aussi étaient les nuits pour
Ayanalanana maintenant qu'il était totalement remis. Ce devait
être pour lui la dernière fois pour les siècles
de son existence à venir qu'il put se dire véritablement
heureux et j'aime parfois à penser que dans l'infinité
des univers il est peut-être un monde où il demeura
ainsi jusqu'à sa mort, où sa guérison ne fut
jamais totale, où il parvint à oublier le pays Ho
et accepta d'appeler les Aniens ses amis puis, le temps passant,
son peuple.
Bien sûr, notre monde n'a rien de commun avec cet hypothétique
ailleurs, notre monde est celui où le colporteur allait connaître
une guérison totale et commencer une guerre contre Dieu lui-même,
une guerre où une race entière allait le suivre.
La conscience
n'est pas un état mais un processus, qui s'arrête quand
nous sombrons dans le sommeil. Lorsque le jour se tait, que la lumière
baisse et que les bruits de l'activité diurne s'estompent,
l'esprit de l'homme allongé là, attendant le sommeil,
change graduellement de nature. Il est là, au coté
d'Ayana et peu à peu cesse de réagir à ce monde
physique de plus en plus diffus. Quand le flux des impressions extèrieures
tombe en dessous d'un certain seuil, il cherche, comme nous tous
chaque soir, en lui même un réservoir de stimuli sur
lequel nourrir sa conscience. Heures propices à la rêverie,
au souvenir, à l'introspection.
C'est donc ainsi qu'une nuit la vérité, la révélation
des événements à venir s'imposa brutalement
à lui, annonce d'une telle force et d'une telle portée
qu'il sut instantanément qu'il ne dormirait pas de longtemps.
Il se dressa d'un coup sur son lit et l'avenir lui apparut comme
un espace effrayant. Il pleurait déjà avant même
que de savoir pourquoi; car si cette chose qui s'approchait de lui
depuis le futur, qu'il ne pouvait encore nommer mais qui, déjà,
était presque sur lui, l'emplissait bien sur de terreur,
pire, bien pire lui apparaissaient les temps vides et incertains
qui s'étendaient au delà. L'horreur véritable
des prophéties ne vient pas de la prédiction elle-même
- pour ce que l'esprit humain cherche la sérénité
et rares sont les hommes qui ne s'accomoderont pas d'un destin tout
tracé - mais réside au contraire dans leur imperfection,
leurs finitude. Elles soulignent avec cruauté les brumes
qui sont le théatre de nos existences, où la seule
certitude est celle de la mort.
Bien sur, le colporteur qui, tremblant et et pleurant dans le noir,
se hâtait de rassembler quelques vêtements et un peu
de nourriture, ignorait encore qu'il lui restait des siècles
entiers à vivre, qu'il survivrait à l'épreuve
proche et qu'au delà de celle-ci il trouverait dans la haine
de Dieu une raison de continuer l'existence misérable qui
allait désormais être la sienne. Il ne pensait qu'à
une chose : il devait s'échapper, fuir ce lieu et ces gens
qu'il commencait à aimer. Ce qui allait lui arriver, il ne
pouvait l'éviter, mais cela ne devait sous aucun pretexte
se produire ici.
Il franchit la porte, tenant à peine sur ses jambes et murmurant
sans cesse "Seigneur Dieu, que vais-je faire?" sans se
rendre compte de l'absurdité d'une telle prière et
s'en alla par les rues de la cité en ruines.
Presque automatiquement
il se mit à suivre un itinéraire connu. Celui que
chaque matin il parcourait en compagnie de Florosh et qui les menait
aux portes de la vieille ville, face à la forêt, puis
retour, discutant, interrogeant leurs pauvres souvenirs et ceux
des gens qu'ils croisaient, interrogeant le paysage aussi parfois.
De cela il ne se rendit compte qu'en passant devant un monument
aux pieds duquel ils s'étaient longuement tenus le matin
même. Un homme et une femme tenant un enfant par la main.
Par bien des côtés il était heureux que cette
statue n'ait pas été la seule pièce survivante
de l'art des Anciens car son exécution n'était pas
sans défaut. Mais même si le symbolisme en était
grossier et la pose grandiloquente, la taille imposante de l'ensemble,
la pureté des lignes n'allant qu'à l'essentiel rachetaient
amplement ces défauts. Les dominant de toute sa hauteur,
la statue continuait, par ses vertus et ses faiblesses mêmes,
á parler aux hommes qui, en dessous, avaient tout oublié
de ses créateurs.
"Regardez
ces bâtiments là-bas sur notre droite" avait dit
Florosh ce matin même; et aucun des deux n'avait été
capable de reconnaître une église. "Voyez comme
cette bâtisse de pierres rouges tranche sur les facades grises
qui entourent la place?"
"Peut-être se sont-ils simplement lassés de cette
monotonie...
"Cette maison rouge est beaucoup plus ancienne, les Anciens
l'ont simplement laissée là, la réparant au
cours du temps et lui laissant de la place au milieu de leurs nouvelles
constructions. Il y a plus : là où ces maisons grises
sont faites de lignes droites, pures et simples avec un minimum
d'ornementation plus destiné à souligner les lignes
qu'à les camoufler, ce bâtiment rouge est fait presque
uniquement de courbes complexes et de sculptures! Pas une pierre
ou presque qui ne soit délicatement ciselée et travaillée,
toutes sont différentes. La maison elle-même est couverte
de statues et de fresques. Ses fenêtres sont faites d'une
myriade de morceaux de verre teintés et enchassés
dans un filet de plomb. Cette chose n'est pas vraiment une oeuvre
d'art, elle est bâtie toute entiere d'oeuvres d'art."
Le colporteur
se dirigeait maintenant vers cette église comme il l'avait
fait plus tôt dans la journée.
"Cette
place grise n'est pas laide pourtant, loin de là" avait-il
objecté.
"Certainement pas. Moi-même je la trouve très
belle mais il est évident que la conception que ces gens
avaient de la beauté a changé au cours du temps, comme
s'ils étaient tombés amoureux de la simplicité
et de la pureté des formes."
Il était
devant l'église maintenant, une masse noire contre le ciel
sombre.
"C'est
un ouvrage tellement ancien, Colporteur, ancien même pour
eux. Et voyez comme tout était mélé : architecture,
statuesque, peinture. Parfois je pense même que leur musique
avait du naître dans un endroit semblable.
"Musique?" avait-il interrogé, sa mémoire
étant celle des hommes de ce temps : les oiseaux, une ou
deux fêtes de village peut-être.
"Nous avons trouvé d'étranges choses, des instruments..."
Il avait dépassé
l'église maintenant et une large artère le dirigeait
vers une autre place...
"Nous
avons fait à leur sujet une découverte cruciale je
pense, l'autre jour. C'est étrange à dire mais je
pense qu'ils mesuraient le temps...
"Mesuraient? Comment?
"Avec des symboles, des chiffres, d'autres instruments... Mais
qu'importe! Leur propre système de datation, ce qu'on en
a compris semble prouver ma thèse : ils sont réellement
allé de la compléxité vers la simplicité
au fur et à mesure qu'ils avançaient en connaissance.
"On aurait pu croire que le contraire...
"Je sais! Je sais, c'est tellement frustrant!...
Le colporteur
n'avait gardé rancoeur de son éclat à Florosh
et maintenant, cheminant dans les rues sombres et fuyant son destin,
il comprenait pourquoi.
La catastrophe n'avait pas frappé tout le monde de la même
facon et certaines communautés avaient été
plus chanceuses que d'autres, conservant plus de mots et parfois
même un embryon de syntaxe. D'autres, comme celle des Aniens,
avaient réussi à sauvegarder un plus grand nombre
de concepts et d'idées abstraites mais avaient du se recréer
un langage à partir de rien ou presque et le colporteur ressentit
un pincement de pitié pour cet homme, si visiblement intelligent,
qui, pour se battre avec des idées pour le moins évasives,
n'avait à sa disposition qu'une langue ridicule.
"Cela
arrive tellement souvent. Parfois c'est clair et d'autres fois oublié.
Quand vous ne pouvez pas exprimer verbalement un concept, il perd
de sa clarté et vous devez le déterrer à nouveau
de votre esprit, péniblement, à chaque fois que vous
en avez besoin.
"Oui, je connais celà.
"Eh bien! j'ai une idée comme cela qui me pousse à
penser que nous faisons fausse route quand nous parlons de science.
"Quel rapport?
"C'est cette idée de pureté. Il y a plus dans
la science que l'expérimentation, nous comprenons tous cela.
Et ce plus, quel qu'il soit, les a amenés à cet amour
de la simplicité."
Une autre place
désormais, plus petite, avec cet étrange bâtiment
carré en son centre.
"Mais
peut-être que je me trompe, Coporteur. Peut-être qu'ils
n'ont rien découvert, aucune simplicité, unicité,
pureté ultime expliquant tout. Peut-être ont-ils simplement
régressé, se sont-ils révélés
incapables de célébrer le monde dans sa complexité."
Une avenue.
Les nuages s'étaient écartés et la lune arrachait
des ombres inquiétantes aux épaisses tiges metalliques
qui émergeaient du sol à intervalle régulier.
"Mais
peut-être aussi y-a-t'il de l'ordre, vraiment, dans le chaos
des choses. Peut-être l'ont-ils trouvé, ou on-t'ils
commencé à le trouver."
Il avait atteint
la sortie de la ville, le point où habituellement ils faisaient
demi-tour pour s'en retourner par le même chemin (Nous disons
"ils", Florosh, "les Anciens", mais en vérité,
c'est de nous qu'il s'agit. Nous étions ces êtres.
Nous avons créé ces choses.) vers le repas de midi.
Mais pas cette fois; cette fois le colporteur ne s'arrêtera
pas. Cette fois il s'enfoncera dans la forêt et la nuit pour
se perdre, pour échapper à son destin et peut-être
retrouver la folie miséricordieuse. Peut-être même,
s'il était particulièrement chanceux, quelque bête
sauvage mettrait fin à son tourment.
Il avait tant de choses à dire maintenant et de tout coeur,
il espérait ne jamais en avoir l'occasion. (Théorie
était leur mot, Florosh, et non pas simplification mais séparation.
Ils retiraient du monde complexe des phénomènes simples
et en proposaient une explication. Puis ils devisaient des experiences
afin de prouver celle-ci. Ils essayaient ainsi de comprendre le
monde par petits bouts péniblement tandis que d'autres encore
parmi eux tentaient d'englober l'univers tout entier dans une explication
unique! Pauvres petits hommes, leur malédiction particuliere
était là : divisés entre ceux qui posaient
les bonnes questions et étaient à jamais incapables
d'y répondre et ceux pleins de réponses sans interêt
à de tout petits problèmes que personne ne s'était
jamais posé.) Tout cela lui revenait maintenant. Il était
en train de subir une guérison plus totale que tout ce qu'il
avait jamais pu imaginer. Seul dans le monde connu, parmis les centaines
de milliers d'êtres humains, il recouvrait la mémoire
perdue il y a plus de trente ans de cela et, avec elle, cet autre
lui-même, cet étranger qui s'approchait à grands
pas du futur pour reprendre possesion de ce cerveau et de ce corps,
pour le tuer lui mais aussi d'une certaine manière le laisser
encore un peu vivant, juste un peu, juste assez pour souffrir.
Son seul espoir était dans la folie. La folie et la jungle.
Elles l'avaient sauvé une fois déjà, il s'en
rendait maintenant compte, et il fuyait avec l'espoir qu'elles l'accueilleraient
une fois encore. Il ne pouvait rester; ces gens, les Aniens, comprendraient
bien vite ce qui allait se passer et telle était leur soif
de connaissance, leur désir d'information, leur avidité
à redevenir ce qu'ils étaient, qu'ils ne comprendraient
pas son désir de refuser cette guérison. Ils l'obligeraient
à rejeter la folie, à se souvenir, à leur raconter.
Jamais ils ne le laisseraient en paix.
Il s'enfonça
dans la forêt, l'épouvantable guérison sur ses
pas.
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AS |
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