Les morts ne
parlent pas. Ils souffrent et leurs gémissements sont comme
le vent s'engouffrant dans les gorges de Kâsir. Ils pleurent
et leurs sanglots font bouillonner les eaux des marécages.
Nos morts ne sont pas en repos. Mon père lui-même les
craignait, lui qui a passé la moitié de sa vie aux
limites de l'Ouriol.
Je me souviens de leurs voix. C'est le chant de mon enfance. Elles
me berçaient les nuits d'hiver quand, blottie dans mon lit,
je ne parvenais pas à dormir à cause du froid qui
faisait craquer les murs. J'entendais leur litanie se mêler
au sifflement du vent. C'était comme si le pays tout entier
veillait sur moi. Je n'avais pas à craindre des hommes. Ici,
au bord des marais de l'Ouriol, quel mal pouvaient-ils bien me faire
? Qui aurait été assez fou pour venir se frotter à
nos fantômes ?
Les morts ne marchent pas. Ils saignent depuis leurs tombes et leur
sang a la couleur de l'encre. Les matins de printemps, j'allais
courir les champs au bord des marécages. La rosée
laissait sur l'herbe une pellicule visqueuse et noire. C'était
comme si la nuit elle-même s'était vautrée là,
laissant derrière elle des traces et une odeur de brûlure.
Plus tard, elle s'évaporait en vaguelettes qui faisaient
frissonner l'air.
Parfois, je restais à observer un oiseau se poser au milieu
des marécages. Sa tête dépassait des herbes
basses. Il inspectait les alentours, sautillait deux ou trois fois,
picorait. Il disparaissait quelques secondes, surgissait à
nouveau, me fixait d'un il rond et recommençait son
manège.
Je savais qu'il ne repartirait pas. Alourdies par la rosée
noire, ses plumes refuseraient de le servir. Au bout de quelques
instants, il tenterait de s'envoler. Il ferait quelques mètres
avant de retomber. Il s'obstinerait, décollant, retombant,
chaque fois moins loin. Ses tentatives s'espaceraient. Son plumage
prendrait bientôt une teinte brun-noir. Il continuerait de
me fixer de son il rond. Puis il serait cloué au sol.
Il s'agiterait encore. A mouvements lents et sans force, ses ailes
chercheraient l'air. Enfin, épuisé, il ferait un faux
pas et tomberait dans le marécage. Se débattre ne
lui servirait à rien. En quelques minutes, les marais l'auraient
avalé.
J'assistais au repas des morts. J'étais frappée de
respect, honorée qu'ils me laissent les approcher, les regarder
tendre leur toile de rosée. Personne, personne d'autre n'avait
ce privilège. De retour à la ferme, j'entendais les
ouvriers en parler, la voix blanche. " Ca sent la rosée
noire, aujourd'hui
Je les ai entendus toute la nuit
Vivement l'été, je ne supporte plus le printemps
Cet endroit me rend marteau."
Je les écoutais sans rien dire. Je ne comprenais pas leur
peur. Le marais ne m'avait jamais rien fait. Un jour, m'étant
aventurée trop loin, j'étais moi aussi tombée
dans ses eaux huileuses. Je m'en étais sortie sans une égratignure.
Le marais m'avait refusée. Les morts de l'Ouriol ne m'auraient
pas touchée. J'étais leur enfant chérie. J'entendais
leurs chants et dans mon cur, je leur souriais.
A huit ans,
je ne connaissais personne. J'étais heureuse. Je poussais
comme une âme libre. Mon univers était restreint aux
ouvriers de la ferme qui m'appelaient enfant et maîtresse,
et à mon père, métayer d'une propriété
très vaste mais rendant mal. Il n'y avait pas assez de chaleur
pour faire pousser du riz, et trop d'eau pour obtenir un blé
correct. Nous élevions une race de bêtes assez résistante.
Leur long pelage brun se vendait bien, mais leur lait était
chiche et leur viande avait un fumet qui ne plaisait guère.
Dans les forêts clairsemées des environs, les derniers
gros animaux étaient les lynx. Parfois, on entendait un loup
hurler. La chasse ne ramenait que des lièvres ou des perdrix.
Il y avait des siècles que les saumons ne remontaient plus
la Manera jusqu'au sommet du Kâsir.
J'ai toujours mangé à ma faim, autant que je me souvienne.
Je n'ai jamais manqué de rien. Mon père était
âgé. Je suis le fruit d'un mariage tardif, d'un amour
qu'il n'attendait plus. Il s'est occupé de moi. Il m'a appris
à lire, mais ça ne m'intéresse pas. Je préfère
qu'on me raconte. Nous ne possédions que deux ou trois traités
de morale et quelques revues techniques sur l'entretien des armes.
Et une bible dont il me lisait des passages, le soir, quand il n'était
pas retenu par la ferme. Je n'ai jamais rien compris à la
litanie des rois et des prophètes. Mon récit favori
est Sodome et Gomorrhe. Cette histoire de deux villes rasées
par le mépris d'un dieu a quelque chose de rassurant. C'est
ce marchandage éhonté d'Abraham
Un dieu qui
accepte de marchander avec son peuple n'est pas si terrifiant. Ou
il est bon, ou il est naïf. Dans les deux cas, on peut en faire
façon.
Ma mère est morte deux ans après ma naissance. Je
n'ai jamais vraiment su comment, et je n'ai pas de souvenir d'elle.
Je ne me souviens que des quelques femmes qui ont traversé
la vie de mon père. Les donneuses. Elles entraient, restaient
quelque temps, tombaient enceintes, accouchaient puis disparaissaient.
Je n'ai gardé qu'un petit frère. Le dernier.
Il m'est arrivé,
à moi aussi, de donner à manger aux morts.
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