A cette époque,
l'épidémie parut se fixer. Un soleil affaibli succéda
aux dernières averses. Les ciels redevenaient bleus, traversés
par une lueur jaune. De la rumeur incessante de la circulation aux
bruits familiers de la maison, tout invitait à une certaine
sérénité. En quatre jours cependant, l'épidémie
fit des bonds surprenants : 5 morts, puis 7, puis 9, dont plusieurs
personnes encore jeunes et sans problème de santé
particulier. Les habitants qui avaient jusque là masqué
leur inquiétude sous des plaisanteries, semblaient dans les
rues plus abattus et silencieux.
La région administrative spéciale envoya un rapport
à la capitale pour solliciter des ordres. Les autorités
locales furent sévèrement critiquées par le
pouvoir central pour avoir porté atteinte à l'image
internationale de la Chine en diffusant des informations inutilement
alarmantes. Pourtant, les autorités de Hong Kong prirent
sur elles, comme on dit, de renforcer les mesures prescrites : la
fermeture des écoles fut maintenue, des contrôles médicaux
furent imposés dans les aéroports. Les maisons des
malades furent fermées et désinfectées, les
proches soumis à une quarantaine encore plus stricte, les
enterrements organisés par la ville dans des conditions particulières.
De nouvelles unités de soins intensifs furent aménagées.
Le nombre de places ouvertes pouvait suffire aux cas en traitement.
Il deviendrait insuffisant si l'épidémie devait s'étendre.
Chaque matin, les résidents d'Amoy Gardens devaient se soumettre
à des tests de sang, de salive et d'urine. Puis ils attendaient
le résultat de ces tests qui leur était désormais
communiqué par téléphone. Au bout de dix jours,
les résidents non contaminés étaient autorisés
à quitter les lieux. Mais leurs familles, leurs amis, se
refusaient à les recevoir. Ils devaient donc trouver refuge
dans un nouvel appartement, loin de leur ancien quartier et de leurs
connaissances. Pendant ce temps, le printemps arrivait sur les marchés.
Une odeur sucrée flottait dans toute la ville.
Apparemment, rien n'était changé. Les tramways étaient
toujours pleins aux heures de pointe et moins chargés aux
autres heures de la journée. Le soir, la même foule
envahissait les rues. Les gens recommençaient à dîner
au restaurant, à aller au cinéma. Cet afflux ne suffisait
pas toutefois à compenser l'effondrement du tourisme dans
la région. De nombreuses compagnies aériennes continuèrent
à annoncer des suppressions de vols et des plans de licenciements
massifs.
Demain, je quitte
Hong Kong pour trois semaines. Dans mon livre, il est écrit
que la ville, après un illusoire répit, sera finalement
fermée. Pour l'heure, c'est difficile à imaginer.
Ce soir, il est difficile d'écrire, de penser. Si l'humanité
demain parvient à juguler et la vieillesse et la maladie,
le monde entier deviendra une seconde Hong Kong, avec ses 7 millions
d'habitants sur ses 1000 km2 de territoire. Certes, la Chine a d'abord
accueilli cette épidémie avec insouciance. Qu'est-ce
que 50 morts, quand on a un milliard et demi d'habitants ? Qu'est-ce
qu'une épidémie ? La conjugaison du nombre et de la
maladie. Hong Kong, aux portes de la Chine, est un laboratoire comme
toujours. Nous ne pourrons pas toujours vouloir vivre jeunes, en
bonne santé, avoir beaucoup d'enfants et jouir seuls des
bienfaits de la planète. La différence la plus sensible
entre la Chine et le reste du monde, c'est que la Chine, elle, le
sait.
Ile capable
de combler la mer, moins cité que termitière, au milieu
de montagnes où les chemins de randonnée s'ouvrent
comme des balafres. La nature tenue en respect derrière des
haies de fer, des torrents de ciment, et pourtant si puissante que
ses arbres percent le béton. Cette vision même qu'est-elle,
ô quintessence de mon horreur, de mon angoisse que ces racines
qui sortent des murs comme des doigts raidis par la fièvre
? Ici, les pagodes sont des cuisines où l'encens fume entre
des murs revêtus de faïence grossière. Ici, les
femmes ont le visage dur et les hommes ne font que se multiplier.
Ils vont, ils viennent, acide qui ronge la terre. L'être a
déserté le nombre.
Les foyers de
Hong Kong ne se laissent deviner que la nuit. Fenêtres sans
rideaux laissent entrevoir un drap froissé sous la clarté
des néons, les murs nus, les carreaux pâles de la cuisine,
les meubles en contreplaqué, les reflets bleuâtres
de la télévision. Espaces désolés. Une
lampe, quelques cintres. Et rien d'autre. Deux étages au-dessus
de moi, une femme prend son bain tous les soirs à minuit.
Elle doit travailler loin de chez elle. Elle descend dans l'eau
chaude tout doucement, presque sans faire de clapotis. Et elle y
reste très longtemps, presque sans remuer. Il fait noir dehors.
Elle baigne dans la chaleur et la lumière au milieu de la
ville assoupie. Son apaisement est tel qu'il descend jusque dans
mon appartement.
Au bord du trottoir, une vieille femme abritée par la rampe
d'un escalator, mange son déjeuner. Visage barbouillé
de crasse, corps enroulé dans des chiffons, mais beaucoup
d'appétit. A Pékin, un soir, une femme m'aborda, habillée
comme une paysanne. Un petit garçon s'accrochait à
son bras. Je sortais d'un restaurant. Elle fit des gestes en clignant
des yeux, éblouie par les enseignes, avec quelque chose d'implorant
et de neuf encore dans le regard. Je sentis brusquement toute l'étendue
du vide qui creuse les avenues modernes, dans lequel elle errait
avec l'enfant comme un animal égaré. Je le sentis
et je ne sais pas pourquoi, je n'ai rien donné.
Hong Kong, Pékin : ce torrent de lumière qui se déverse
dans les villes de Chine, ce rêve de chaleur.
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