Hong Kong Stories Retour à la page précédente Retour au sommaire de KaFkaïens Magazine
 
 
16 mai 2003
 

Chair plastique. Chevilles des femmes, nuques des hommes. Non, rien de sexuel, et pourquoi ? Un vrai talent en revanche pour s'étourdir, pour oublier. Toxicomanie latente ou affichée pour gratter, si nécessaire jusqu'au sang, les limites de l'individualité. Légèreté des corps, des regards, des voix. Le plus frappant, ce sont les voix. Jamais vu, jamais entendu dans cette ville aucun échange entre un homme et une femme sur cette note profonde propre aux choses du sexe. Pourquoi ?
Entre l'enfance et l'âge adulte, rien. L'adolescence ici est un interminable énervement. Ce sont peut-être ces uniformes de collégiens, de collégiennes, plus tard prolongés par les tailleurs, les costumes. Cheveux trop longs ou trop courts, mains molles, expressions glissantes. Aucun désordre ni dans les vêtements, ni dans la chevelure. Aucun frôlement. Un respect tatillon des limites de l'autre. Parfois, la beauté d'une femme comme une entaille dans cette soie épaisse. Mais elle reste tranquillement assise, l'ignorante, plongée dans les pages de son mauvais roman.
Porter sa jeunesse ici, la porter ici. Impossible reconnaissance, impossible jouissance, rien que la fade fantaisie du caprice dans ce monde d'éternels mineurs. Reste l'exhibitionnisme et au bout de l'exhibitionnisme, l'hystérie et la noire saveur des fantasmes d'autodestruction. Même pas la mort, mais l'excitation de la mort, jouer avec toutes les formes d'approche de la mort, jouer, suer, vomir, saigner et puis en faire un spectacle, un filon, comme si toutes les sécrétions de notre corps pouvaient être un gage de sincérité, d'engagement, de vérité. Mais la mort pour de vrai, non.
Je viens de finir les 168 premières pages de Bonbons Chinois, roman interdit de publication en Chine, reconnaissant irrité, déchiré à chaque ligne ce même air hébété que j'ai vu sur le visage de la jeunesse dorée dans les bars de Hong Kong, Bangkok, et Saigon.

 
 
20 mai 2003
 

Peau d'opale, oeil opaque, regard toujours lancé par-dessous, froid comme un long rayon de lune trempant dans l'eau. Serveuse d'un petit restaurant japonais. Ici, on vous peut servir pour 30 dollars d'excellents sushi. Je viens très souvent. Elle ne parle pas anglais mais elle connaît mes habitudes. Pour le reste, nous communiquons par gestes et onomatopées. La vieille dame, propriétaire des lieux, me sourit : je suis un client frugal, mais régulier. Aujourd'hui, la serveuse a un teint de nacre, rehaussé par de discrètes paillettes semées sur ses pommettes. Cette pâleur est aussi mise en valeur par l'étoffe noire de sa robe longue, d'une coupe sobre mais élaborée. Pas de maquillage. Juste les cheveux relevés sur la nuque. Sur le majeur de sa main droite, une bague en argent un peu surannée. Pas d'escarpins. De simples socques noires en coton et paille tressée.
Je la regarde. J'ai l'impression de la voir pour la première fois. Elle traite vraiment ses clients comme des chiens. Jamais elle ne dit ni " bonjour ", ni " merci, ni " au revoir ". Elle prend les commandes, sert et dessert les plats puis encaisse l'argent, la mâchoire crispée. Son corps entier pourtant n'est que douceur, le fruit lentement mûri d'une séduction calculée. Je regarde autour de nous. La petite salle ne comporte que quelques tables. Peu profonde, elle est tapissée de bois clair et donne sur une artère étroite et encombrée. Fait rare, les clients ici parlent peu et s'observent encore moins. Ils se contentent de boire leur thé par petites gorgées, le regard tourné vers l'extérieur, en imbibant leurs tranches de poisson cru de sauce de soja. Ce sont des habitants du quartier ou des collégiens. Tous ensemble, nous formons une masse tendre et paisible dans laquelle chaque jour, elle se débat.

 
21 mai 2003
 

Dans le creux de cette boucle d'autoroute, un jardin chinois. Quelques palmiers nains, une haie de bambous, des buissons touffus et jaillissant d'un petit rocher noir, une cascade. Elle retombe cristalline, étincelle improbable dans la courbe du virage. Des pierres blanches se tordent sur le tertre gazonné. Les passagers du bus sommeillent ou regardent des clips vidéos. Une femme arrache les mauvaises herbes. Elle porte un chapeau de paille tressée bordé d'un long voile noir, celui là même qu'on voit dans les reconstitutions du Musée d'Histoire. C'est le chapeau des paysans d'autrefois, dans les Nouveaux Territoires. Vue sur les bateaux du port de Causeway Bay, yachts, jonques et voiliers. Vue sur la masse serrée des tours environnantes, de Central à Quarry Bay et celle plus étincelante du Sino Plazza. Vue sur l'autoroute suspendue et sur la bouche du tunnel dans laquelle on va s'engouffrer. Hong Kong, nom brutal et souterrain, nom de poutrelles et d'espaces préservés, frontière mouvante entre la mer, l'architecture et le ciel.

 
 
22 mai 2003
 

Impossible désormais d'échapper à la lumière.

 
 
 
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