Ben moi je vais
vous en raconter une, d'histoire qui a de l'intérêt.
On nous raconte pas tout. On nous raconte jamais tout. Et même
si on le faisait, y'aurait quand même pas moyen de savoir.
Pas moyen. Avant que le gars commence son histoire, on est déjà
prêts à croire ou pas. En fonction de tout et de rien.
De qui raconte, de nos problèmes, de ce qu'on croit savoir.
La vérité, elle nous rentre dedans, elle est déjà
tellement filtrée
Le vrai goût
C'est même
plus de l'artificiel, ce qu'on en attrape. Même plus. Pour
ça, faudrait pouvoir comparer avec l'original. Et l'original
Non, quand on la reçoit, la vérité, on est
déjà fous. Des années qu'on est fous. On entend
la vérité, et au bout du compte, à l'intérieur
là, elle est jouée par nos fantômes.
Y'a cette môme
que mes cousins ont adopté. Ils peuvent pas en avoir. Elle
ou lui, je sais pas trop, j'évite d'en parler, ça
a l'air d'un sujet qui fâche. Pas qui les peine, mais qui
les fâche. Encore, ils voient ça raconté par
leurs fantômes. Pas moyen qu'ils se mettent autour d'une table
pour savoir de où ça leur vient, cette incapacité
à se reproduire. Je suis sûr qu'ils l'ont su, un jour.
Un jour, quelqu'un a dû leur dire. Ils ont dû s'empresser
de se fabriquer un joli petit mythe autour de ça. Histoire
que ça cadre avec leur dedans d'eux-mêmes, comment
ils se voient. Maintenant, tu essayes de leur en parler normalement,
tout de suite tu comprends rien. Tu sais rien. Tu te fais insulter,
à te mêler de leur vie et tout, et puis ils s'engueulent
entre eux. Même leur vie, ils sont pas d'accord dessus. Et
vu de l'intérieur, je te fiche mon billet qu'ils ont tous
les deux raison. Dur comme fer.
Bref, tout ça
pour vous parler de leurs adoptés. Ouais, ils sont deux.
Un gars une fille, frère et sur. Lui, il est arrivé,
il était tellement petit que j'aurais pas dit qu'il était
vivant. Ou humain. On aurait plutôt dit un chat ou un petit
chien sans poil ou je sais pas, mais pas humain. C'était
rose, et ça dormait c'était tellement petit que ça
avait l'air plié, je sais pas comment dire, un truc vivant,
vaguement répugnant parce que ça se tortillait, mais
un truc fabriqué en même temps. Pas moyen de penser
que ce machin-là allait dans quelques années faire
le branleur sur sa mobylette, porter des blousons en cuir, fumer
des clopes et poser le coude sur le comptoir en disant Roger, t'en
remettras une, c'est pour moi j'arrose mon tiercé. Et d'abord,
comment vous voulez qu'il s'y prenne pour poser son coude sur le
comptoir. Il sera jamais assez grand pour seulement grimper sur
le tabouret.
Tellement petit,
tu parles, il se souviendra pas. Pour lui, il est né en France.
Qui est, n'est-ce pas, une terre où il fait bon vivre, une
patrie de la liberté. Faudrait pas que vous preniez ça
pour du second degré, je le pense vraiment, je suis sérieux.
On est libre ici, je peux te le dire, comme je pourrais te dire
le contraire, comme quoi c'est la preuve, pis pour ce qui est de
bien vivre, y'en a quand même pas un qui oserait me contredire.
Pas besoin d'aller loin, t'as qu'à voir en Angleterre ce
qu'on leur donne à bouffer.
Mais elle
elle
tiens, on parlait de fantômes, elle, rien que quand
je la vois, ça me donne envie de foutre le feu à l'église.
Vous allez me dire, moi aussi j'ai mes fantômes. J'aime pas
les curés, je suis en colère contre eux. Mais ma colère,
c'est même plus de la laïcité, je suis bien au-delà.
J'aurais aussi bien pu dire : foutre le feu à la mairie.
C'est tout pareil. Quand il s'agit de nous faire avaler des immeubles,
ils sont aussi bien doués l'un que l'autre. Ma colère,
par rapport à ces deux-là, c'est une sorte d'absolu.
J'en prendrais un pour taper sur l'autre. Jusqu'à ce que
j'entende le doux bruit des têtes qui éclatent, tu
sais, avec un bruit de pastèque. Prr!tch.
Cette gamine,
c'est un cur. Elle est, elle est toute mignonne. Elle a ses
grands yeux tous bruns qui vous regardent comme ça, comme
si à chaque fois que je lui parlais elle était au
cinéma. Pis elle a une manière d'être contente
de vous voir, vous pouvez que la croire. Tiens, si elle essayait
de me faire avaler des immeubles, elle, ben ça me dérangerait
pas. Faudrait que ça soit comme ça la manipulation
pour que ça passe. T'as pas moyen de te mettre en colère,
elle a qu'à me donner ses grands yeux, me regarder avec la
bouche un peu ouverte, et pour le coup c'est moi qui goberais tout.
Quand je l'ai
vue la première fois, je me suis dit ça va pas durer.
Elle avait dix ans, je me disais c'est l'âge qui fait ça,
le charme des gosses, leur air un peu perdu et tellement confiant.
Et ben, six ans plus tard, c'est devenu une belle fille, mais ça
n'a pas changé d'un cran. Et je la vois et je l'écoute
me parler et je suis toujours aussi en colère. Qu'on aille
pas me dire c'est la vie c'est comme ça, faut pas déconner,
on a les moyens de faire autrement. On veut pas se donner la peine,
c'est tout. Y'a des gars, passez-moi l'expression, qui pensent qu'à
leur cul. Ils en ont rien à foutre des autres. Et pas spécialement
les plus miséreux, qui sont comme ça. Eux, on leur
pardonnerait presque. Le gars qui fait du marché noir, le
petit dealer, le type qui va piquer dans les magasins. Presque.
On peut pas franchement passer dessus. On a beau être dans
un pays de la liberté, la liberté, ça se respecte.
Moi j'en sais rien, ça me passe un peu au dessus, mais il
me semble... En tout cas, la petite à ma cousine, ça
Le truc c'est
qu'elle est folle ! Pas méchante, juste, elle raisonne pas
tout droit ! Elle est arrivée en France on sait pas trop
comment
Enfin si, on a fini par savoir. Elle vivait dans une
ferme par là, à l'est. Et puis un jour un prospecteur
est arrivé, et puis il s'est passé ce qui devait se
passer. Le coin regorgeait de pétrole. Pas facile à
exploiter, il y avait des marais partout. Mais c'est l'urgence,
en ce moment. Ils savent plus où chercher, ils sont bientôt
à court alors tout est bon. Et la ferme de son père,
elle y est passée comme le reste. Ils ont fait des pieds
et des mains, ils ont payé des fortunes à droite à
gauche, et ils ont fini par l'avoir. Tu parles, tu fais miroiter
un million comme ça à un gars qui mettra trois générations
à gagner le dixième, comment tu veux qu'il te dise
non. Le proprio de la ferme a fini par dire oui. Mais le père
de la petite, lui, il voulait pas. Non, il était pas proprio.
Il exploitait juste. Il a résisté. Quand les types
sont arrivés avec l'acte de vente, il les a reçus
à coup de fusil. Il a dit de toutes façons, cette
terre, elle apportera que des malheurs à ceux qui la voudront.
C'est pas un endroit pour les étrangers. Et il avait raison.
Quand on voit ce qui s'est passé après.
A coups de fusil.
J'aurais pas fait mieux. D'après ce qu'ils ont dit au procès,
il aurait blessé un flic. Et là, ça aurait
tourné mal, évidemment. Les gars de la compagnie pétrolière
sont revenus en force, il a tiré dans le tas, ils ont chargé
et tout. Quand ils sont rentrés dans la baraque, le type
était mort dans sa cuisine, il baignait dans son sang. Il
avait pris cinq balles, vous entendez, cinq balles dans le caisson.
L'autre là au tribunal, le procureur, a eu le culot de dire
qu'il s'était suicidé. Cinq balles ! De qui on se
fout
Et la petite était là, pas loin. Ils l'ont
retrouvée planquée sous le lit.
Et c'est pas
fini. Dans le couloir, ils ont retrouvé la mère. La
mère qu'était tellement affolée, avec sa gamine
et son bout de rien, là, qu'avait pas plus qu'un mois ou
deux, elle s'est précipitée pour mettre la petite
à l'abri. Je suppose. Ces connards sont entrés juste
au moment, ils ont tiré au jugé et pan, pas de bol,
c'est la pauvre bonne femme en chemise de nuit qu'a tout reçu.
Tiens, pourquoi
je vous parle de vérité et de fantômes. Tout
ce que je vous raconte, là, vous le verrez pas. J'ai vu la
version officielle, moi. Ca a mis des années à être
jugé, ce truc. Résultat, la compagnie de pétrole
bien sûr, nada. Mains propres. C'est pas elle qu'a tiré,
elle, elle a juste embauché le prospecteur. C'est pas elle
non plus qu'a payé les flics pour qu'ils aillent faire le
ménage. Elle a payé rien du tout, même que le
maire du village, s'il a une grosse bagnole maintenant, ça
a rien à voir. Les flics, bien sûr, comment tu veux
faire quoi que ce soit. Dans un pays comme ça, c'est déjà
bien qu'il en reste, faut pas non plus leur demander de bosser pour
la gloire. Et le prospecteur
Ben le prospecteur, c'est le
héros de la petite. Attention, faut pas toucher. C'est lui
qui les a ramassés, qu'a fait tous les papiers pour qu'on
prenne soin d'eux, qui leur a trouvé une famille et tout.
C'est le fils de je sais plus qui, ou le neveu, des gens de la région
que ma grand-mère connaissait. C'est comme ça que
les gosses ont atterri chez ma cousine.
Et la petite
arrête pas de se faire des histoires avec tout ça.
Elle raconte que le marais était, comment, hanté ou
quoi, qu'il y avait des morts dedans, c'est pour ça qu'il
y a eu tout ce carnage. Les morts ont pas pardonné qu'on
vende leur pays. Le prospecteur, elle veut rien entendre de méchant
sur lui. J'ai essayé de lui expliquer une fois, que c'était
lui justement qu'avait vendu la terre. Mais elle est trop jeune,
qu'est-ce que vous voulez, il lui reste déjà plus
grand-chose. Elle a plus son père ni sa mère, elle
a que ça à se raccrocher. Elle est pas facile, avec
ses yeux d'ange, elle parle pas des masses. Elle est restée
sauvage. Ma cousine, il faut lui reconnaître ça, c'est
une obstinée. Ca a mis des mois avant que la gamine lui parle.
Et même maintenant, c'est pas toujours simple.
Je sais pas
d'où ça lui vient, cette histoire de morts. Elle dit
que c'est Dieu. Encore une connerie des curés, si vous voulez
mon avis. Du bourrage de crâne, de la superstition à
deux francs. Le Bon Dieu, je me demande quand est-ce qu'il va leur
apprendre à se servir de leur cervelle, à ses enfants
adorés. Il leur donne un bel outil, un cerveau comme il en
existe pas d'autre, et puis après il laisse des mecs en robe
en faire n'importe quoi en son nom à lui. Je crois que c'est
pour ça que je crois plus. On peut pas à la fois croire
dans le Bon Dieu et admettre qu'il soit aussi con. Ou aussi salaud.
Il y a quelque chose qui marche pas.
Et après
vous lisez dans les journaux, le pétrole c'est le problème
des pays pauvres. Ils savent pas quoi en faire. Si on leur laissait,
ils le laisseraient se perdre. Mais merde, c'est les seuls qu'ont
un sou de jugement, au contraire. Le pétrole, faut le laisser
se perdre, faut le laisser où il est. Et je dis pas ça
rapport aux morts, hein ! Je dis ça rapport aux vivants.
A ce rythme là, on en crèvera tous de leur or noir.
Ceux qu'on bute pas pour qu'ils le donnent, on les asphyxie avec.
Mais non, on est tous trop bien là, dans notre petit confort.
Faudrait qu'on change de vie, qu'on trouve d'autres trucs, et surtout
ça ferait changer le pognon de mains. Alors on préfère
nous faire croire que notre vie, c'est la plus belle, c'est par
là qu'il faut aller, on évolue, c'est la civilisation
!
Excusez l'expression,
mais civilisation mon cul, c'est de la manipulation. Moi, c'est
ça que je dis. Tant qu'on continuera à vivre avec
des fantômes
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