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30 janvier 2003 |
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Déjeuner
en terrasse, à l'université. Il fait beau, comme toujours.
La lumière est si intense qu'elle forme comme un bloc de
clarté vibrante entre les montagnes. Les arbres du campus
agitent leurs bras sous le soleil qui les bleuit. Dans les galeries,
des fleurs rouges en pots jettent des notes éclatantes. Mais
ce qui est nouveau, c'est le silence. Souverain, triomphant. Même
le flux et le reflux des conversations fait encore partie de ce
silence.
Mon ami m'avait dit le premier jour qu'il est né à
Hong Kong, même s'il enseigne une langue étrangère,
puis nous n'en avons plus reparlé. Une telle conversation,
trop intime, aurait été déplacée. Mais
depuis, une année ou presque s'est écoulée.
Ici, seul l'écoulement du temps permet aux gens de se rapprocher.
Et j'aime cette réserve qui cède insensiblement en
eux sur un rythme qui, au milieu de la frénésie de
la ville, nous rapproche enfin de la terre.
Il vient d'une
famille très pauvre. Son père a quitté la Chine
lorsqu'il avait quinze ans. Après quelques années,
avec ses économies, il a réussi à ouvrir un
magasin de meubles à Hong Kong. Il s'est marié, il
a eu des enfants. Il y avait donc toujours quelqu'un dans ce magasin
qui servait aussi d'atelier : des parents, des clients, des ouvriers.
C'est pourquoi mon ami aime tant aujourd'hui rester seul chez lui,
à ne rien faire, assis devant son bureau. Je remarque maintenant
la coupe sobre de ses vêtements, la correction de son langage,
le calme et la déférence qui imprègnent tous
ses gestes, jusqu'à l'expression de son regard.
Je lui demande : " Pourquoi tu ne rentrais pas chez toi pour
faire tes devoirs, au lieu de rester au milieu de cette agitation
? " Il répond qu'ils n'avaient pas de maison, que c'était
ce magasin-atelier qui était leur maison. Je puise en moi
tous les souvenirs que j'ai d'une semblable pauvreté. On
se sourit. Alors ils me raconte que la famille de son père
était si pauvre qu'ils n'avaient pas de quoi acheter du sucre.
Une fois par an seulement, à l'occasion du Nouvel An, ils
préparaient une soupe sucrée. Malheureusement une
année, son père a renversé son bol. Il a été
aussitôt giflé. Et n'a jamais pu l'oublier.
Il y a à
Hong Kong à l'approche des fêtes, des arbres étranges
qui fleurissent partout dans les rues, les centres commerciaux,
les halls d'immeubles. Leurs branches nues, sans feuilles ni bourgeons,
ne portent que des myriades et des myriades de minuscules enveloppes
rouges.
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2 février 2003 |
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Difficile de
croire qu'une pagode a pu se construire ainsi, à l'ombre
de ce bras d'autoroute. L'aire d'entrée a été
soigneusement balayée et bordée de plantes vertes.
Arbres et plantes sont pleins de santé. L'encens fume sur
les autels, dans un intense rougeoiement. Bus et taxis passent dans
un perpétuel grondement. Un peu plus loin, voici enfin l'église
indiquée. On dirait plutôt un immeuble avec ses fenêtres
carrées, ses climatiseurs et toujours cette couleur verte
d'une aigreur indicible qui recouvre la moitié des surfaces
de béton à Hong Kong (variantes : le jaune citron,
le bleu ciel). Dans l'entrée, une statue de la Vierge Marie
dont le plâtre s'effrite.
Une volée de marches et on ne sait déjà plus
si l'on se trouve dans une école ou dans un hôtel de
dernière catégorie. Des couloirs, des enfilades de
portes, quelques indications. Enfin, un peu de lumière qui
filtre sous une porte. Puis dans la pénombre du soir, le
temps d'un battement, le sourire d'une secrétaire enfouie
sous des dossiers. Mon guide ne pose qu'une question : " Est-ce
qu'il est là ? " La secrétaire hoche la tête.
Nous poussons une autre porte. En effet. En fait, je ne sais pas
encore très bien qui il est.
Il me regarde et me parle aussitôt dans ma langue. Je suis
sidéré. Il me raconte son dernier voyage dans mon
pays, et ces images qui se bousculent se mélangent avec la
clarté terne de l'ampoule. Le bureau est en fer, les murs
sont nus, les étagères et le sol sont couverts de
paperasses. J'ai du mal à croiser son regard. C'est toujours
ainsi lorsque quelqu'un est trop imprégné par la cause
pour laquelle il se bat depuis des années. Je reconnais dans
sa voix les accents d'une personnalité énergique,
intraitable. Je comprends aussi que c'est le sentiment de sa force
intérieure qui confère un caractère particulier
à son sourire, à la fois compréhensif et comme
blessé aux encoignures.
Nous partons donner un cours de langue bénévole à
des jeunes chinois sans papier. Même éclairage au néon
sur les murs de béton nu. Même sourire d'une Vierge
oubliée, au milieu de fleurs voilées de poussière.
Je reconnais cela aussi. Je reconnais tous les objets qui nous entourent
: les chaises dépareillées, la longue table sale,
les armoires bancales. Ils se sont lentement défaits avec
les années, suivant les lois particulières que dictaient
à chacun son style et sa composition, miroirs sans complaisance
de notre propre vulnérabilité, de notre propre déchéance.
Il faut une vitalité bien singulière pour choisir
de vivre ici.
Plus tard, on me dira le nom de cet homme. On me dira que c'est
un prêtre, un militant actif des droits de l'homme en Chine,
étroitement surveillé par le gouvernement chinois
et connu comme le loup blanc à Hong Kong. Je me souviens
seulement de son regard : une eau vive sous la clarté terne
de l'ampoule.
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6 février 2003 |
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Photos de dirigeants
chinois dans un hôtel trois étoiles à Guilin,
au sud de la Chine : Jiang Zemin, Lu Ronji son bras droit, et bien
sûr Deng Xiao Ping, vêtus du même imperméable
mal coupé couleur mastic et des mêmes lunettes noires.
De tous, c'est encore Lu Ronji qui paraît le plus sympathique.
C'est le grand des trois. Il se tient un peu voûté
et sourit au photographe comme s'il voulait s'excuser de sa haute
taille. Enveloppée dans un anorak couleur lilas, la femme
de Deng Xiao Ping. La différence avec les photos des dirigeants
occidentaux (Bill Clinton, et même Michel Rocard) est flagrante
: les visages des dirigeants chinois portent les traces d'une usure
et d'une âpreté inconnues à l'Ouest. Dans le
cadre idyllique de la rivière Ly, s'insinue ainsi une réalité
plus inquiétante.
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17 février 2003 |
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Il travaille
dans une banque d'affaires à Hong Kong. Il quitte tous les
jours son appartement de Repulse Bay à 7h30 (la mer bleu
pâle entre les collines cernées par la brume), prend
un taxi, passe sous la montagne par le tunnel : Causeway Bay, Wanchai,
Central. Les tours, les panneaux publicitaires qui clignotent dans
le jour qui se lève, une certaine fébrilité
déjà. Le taxi monte et descend entre les immeubles,
file sur les autoroutes suspendues. Il songe à Amsterdam
où il a vécu, à sa première fille qui
est née là-bas (dix ans maintenant). Il pense aux
dossiers, aux réunions, aux coups de fil qui l'attendent.
Il pense qu'il va devoir rentrer tard. De toute façon, c'est
mieux de rentrer tard, puisqu'il n'a rien à faire le soir.
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18 février 2003 |
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Il travaille
dans une usine au sud de la Chine, près de Canton. Son travail
est assez bien payé : il est ouvrier fondeur. Il fait fondre
du fer pour fabriquer des chaises de fer forgé. Il commence
à cinq heures du matin et termine à deux heures de
l'après-midi. Ensuite il mange et puis s'endort. Cela fait
un an qu'il travaille dans cette usine. Il compte travailler encore
deux ans, puis il rentrera au village se marier. Il fait chaud et
noir dans l'atelier, il y a beaucoup de fumée. Il fait assez
clair dehors. Pas d'autre couleur à l'intérieur que
l'éclat éblouissant du métal en fusion. Le
travail se termine tôt parce que l'été, après
deux heures, il fait trop lourd et humide pour travailler. Beaucoup
de gens aimeraient être à sa place. Il y pense tandis
qu'il prend sa place dans la queue, derrière d'autres ouvriers
en uniforme, pour aller manger. Il y pense tandis qu'il enfonce
son écuelle dans les trois trous du mur, et la ressort remplie
d'une louche de riz, de quelques légumes et même d'un
peu de viande. Il y pense tandis qu'il regagne le dortoir et s'endort
sur ses draps gris, puisqu'il n'a rien à faire l'après-midi.
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20 février 2003 |
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Hong Kong, vue
d'un taxi, est une maquette géante qui danse.
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21 février 2003 |
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La neige tombe
sur la scène plongée dans le noir, aérienne,
fine, étincelante. On entend le grondement de l'océan
qui s'abat avec fracas sur les rochers. Il y a sur ces blocs de
carton pâte un vieil homme qui gesticule. Il porte la longue
barbe blanche des vénérables mais il est fou. King
Lear. Ingratitude des enfants. Rugissement des éléments.
En même temps, l'écoute policée d'un public
qui applaudit à chaque tableau, pour la moindre cabriole.
Plus tard, je lis le programme : l'acteur a failli abandonner le
théâtre à cause de ses difficultés financières.
Il a été invité en France pour donner un cours
sur l'opéra chinois, a finalement réussi à
monter ce spectacle en jouant tous les rôles (Cordelia, Goneril,
Regan mais aussi Kent, Edouard, Edgar). Oui, ce visage triste et
solennel du comédien venu s'incliner devant son public, la
splendeur fragile d'un art sacré s'offrant à la foule
venue s'amuser.
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22 février 2003 |
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Déjeuner
près du Fringe Club, au-dessus de Lan Kwai Fong, quartier
de Central à Hong Kong. Des murs d'un bel orangé,
des clients perchés sur des tabourets en nickel devant d'étroites
tables en bois noir. La carte s'avère assez simple, ma voisine
très bruyante. Accent impeccable, ceci dit. Elle s'écrie
: "Did he really say that ? Did he really say that ? I cannot
believe it !" Je me retourne : à qui s'adressent donc
ces accents de détresse ? Elle me regarde sans me voir. Une
chinoise assez ronde, élégante, avec un visage sur
lequel se bousculent la surprise, l'excitation, la colère.
Autour d'elle, toutes les conversations baissent d'un ton. Peu à
peu, nous nous taisons. Nous mangeons, nous écoutons. De
la curiosité, un soupçon d'envie, de culpabilité
: aucun de nous ne serait capable d'avoir avec la personne attablée
en face de nous des échanges d'une telle intensité.
La bouche de la femme engloutit les aliments et verse les mots en
même temps : "Oh my God, this is not what I expected
! This is not what I heard !" Tout à coup, silence.
Ma voisine se lève, règle l'addition et avant de sortir,
réajuste son oreillette.
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PVK |
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