En ce temps-là,
le dieu Naâl vivait au milieu des hommes ses serviteurs. Son
pouvoir était infini. Infinie la crainte qu'il inspirait.
Les hommes ses serviteurs le révéraient, unique parmi
les dieux, et Naâl leur parlait par la bouche de ses prêtres.
Premier parmi les hommes, le souverain du peuple de Naâl lui
avait érigé un autel dans la plaine de l'Ouriol, au
pied du mont Kâsir. Naâl y établit sa demeure.
Les hommes serviteurs de Naâl venaient de loin pour présenter
au dieu leurs offrandes. Les Ferronniens venaient des plateaux glacés
du Nord. Ils offraient à Naâl leurs rennes aux bois
majestueux. Les chasseurs de l'Ennoch apportaient leurs plus belles
proies, l'ours gris aux griffes meurtrières, l'aurochs puissant
et farouche. Les paysans des Plaines Noires sacrifiaient les taureaux
au pelage de laine, les boucs aux cornes courbées. Les pêcheurs
des rives de la Manera faisaient des offrandes de fruits et de poissons.
Autour de l'autel de Naâl, merveille des merveilles, étincelant
d'or et d'ivoire, les bûchers brûlaient jour et nuit,
et leur fumée grasse montait jusqu'à la demeure du
dieu. Naâl voyait cette abondance et il souriait, satisfait
de son peuple. Ainsi allait l'union du peuple de Naâl. Les
hommes entretenaient les bûchers pour qu'ils ne s'éteignissent
point. Naâl tenait éloignées les glaces des
plateaux du Nord, tendait les arcs des chasseurs de l'Ennoch, rendait
fertiles les pâturages des plaines et peuplait les eaux du
Fleuve.
Voyant cette
union Shbouu fils de Naâl fut pris de colère et d'envie.
Il s'adressa à son père. " Comment, dit-il, peux-tu
honorer ces créatures, ce peuple si misérables ? Comment
peux-tu écouter leurs chants et les juger plaisants ? Comment
peux-tu accueillir leurs offrandes et en retour leurs donner tous
les trésors de la terre ? Moi ton fils, tu m'as envoyé
par delà les mers, dans une contrée hostile où
les plaines sont rouges de la brûlure du ciel, où les
plateaux sont desséchés par les vents, où,
bien avant la naissance des hommes, les forêts ont été
enfouies sous la roche et ont noirci les eaux des fleuves. A moi
ton fils, que m'as-tu donné pour être adoré
? Des serpents, des scorpions, des pierres et des tornades, voilà
mon lot. Et cette terre-ci qui est mienne puisqu'elle est tienne,
cette terre tu la livres à des êtres inférieurs,
à des mortels qui s'en nourrissent et la dépeuplent
au lieu de la préserver. Comment puis-je encore t'appeler
mon père ? "
Naâl entendit sa plainte et répondit " Shbouu
mon fils, tu doutes de mon amour paternel, mais comment t'aimerais-je
si je te laissais croupir dans mon ombre ? Comment t'aimerais-je
si pour toute nourriture, je te laissais les miettes de mes autels
? L'adoration des hommes ne se partage pas, tu le sais bien. Partager
leur amour des dieux, c'est partager les hommes eux-mêmes.
Et les hommes ne se partagent que par la division. En lieu de cela,
je t'ai donné une terre aussi vieille que le monde, une terre
qui a vécu déjà et qui déjà est
morte de nombreuses fois. Il ne tient qu'à toi de lui rendre
sa fertilité d'autrefois. Alors viendra une nouvelle race
d'hommes, une race qui n'aura d'autre dieu que toi. Il ne tient
qu'à toi de donner naissance et prospérité
au peuple de Shbouu. Ainsi égaux et séparés,
ayant mis entre nos peuples la largeur d'un océan, nous pourrons
être heureux. "
Mais Shbouu
n'entendit pas la réponse de son père. Aveuglé
par sa colère, il ne vit pas la sagesse derrière ses
mots. " Cela doit cesser, dit-il pour lui-même. Je suis
aussi puissant que lui. Pourquoi ne pourrais-je, moi aussi, jouir
de l'adoration des hommes ? " Et dans son esprit, il forma
le dessein de s'emparer du peuple de son père. Il parcourut
sa propre contrée, où plus rien ne vivait depuis si
longtemps. Dans un sac, il mit une poignée de terre que le
ciel avait brûlée, et il emplit une jarre de l'eau
noircie par les forêts anciennes. Puis il traversa l'océan
et parvint au mont Kâsir. Il pénétra dans la
demeure de Naâl son père, profitant de son sommeil.
Il mélangea la terre rouge à l'eau noire et en forma
une boue immonde, une boue si stérile que les propres mains
de Shbouu s'ouvrirent et perdirent leur sang à son contact.
Lorsqu'il l'eût façonnée, il se pencha sur son
père endormi. Il enduisit de boue les yeux, les oreilles,
les narines et la bouche de Naâl. " Ainsi, lui dit-il,
tu ne te réjouiras plus de la vue des autels, les prières
ne te berceront plus, le fumet des offrandes sera perdu pour toi
et tu en oublieras le goût. Croyant que les hommes t'ont déserté,
à ton tour tu te détourneras d'eux. Ils perdront ton
amour, et toi leur adoration. Abandonnés, les hommes se tourneront
vers moi, Shbouu ton fils. C'est à moi qu'ils adresseront
leurs prières, c'est vers moi que monteront leurs offrandes.
Tu as raison, mon père, l'adoration des hommes ne se partage
pas. "
Ayant fait cela, Shbouu s'en retourna avant que Naâl ne sorte
de son sommeil, car Naâl lui avait défendu de jamais
venir le visiter en son palais, sur le mont Kâsir.
Quand Naâl
s'éveilla, il ne trouva autour de lui que l'obscurité
et le silence. Les prières des prêtres qui d'ordinaire
montaient vers lui s'étaient tu, et la lumière des
bûchers qui enflammait les plaines de l'Ouriol comme un lac
de feu, cette lumière s'était éteinte. L'odeur
des offrandes s'était dissipée dans le vent. Quand
il puisa sa nourriture dans la jatte des prêtres, il ne trouva
qu'un goût de poussière. Alors la colère monta
en lui. " Mon fils disait vrai ! Pourquoi ai-je donné
mon amour et ma protection à un peuple aussi misérable,
dont la foi s'évapore comme la rosée sous le soleil
de l'abondance
N'ayant goûté qu'au miel de mon
amour, ils ont négligé la puissance de mon bras. Et
bien soit, ils en sentiront la colère. " Et Naâl
ordonna aux glaces de s'emparer des hauts plateaux. Il brisa les
arcs des chasseurs d'aurochs, il défendit aux prairies de
pousser et dispersa les poissons de la Manera.
Et la disette s'abattit sur le peuple de Naâl.
Les serviteurs
de Naâl se rendirent auprès de leur souverain, premier
parmi les hommes.
" La nourriture se fait rare, dirent les habitant des plateaux.
Les glaces ont emprisonné le Fennor. Nos rennes n'ont plus
de bruyère. Chaque jour, ils tombent d'épuisement.
Les femelles ne portent plus. Bientôt, ce sont nos enfants
qui auront faim. "
" La chasse est difficile, dirent les habitants des forêts,
et le butin est maigre. L'aurochs a fui le couvert des arbres. L'ours
se terre dans son antre. Comment nourrirons-nous nos familles, désormais
? "
" Nos chèvres ne donnent plus de lait, dirent les habitants
des plaines. Nos taureaux sont sans force et nos vaches meurent
en mettant bas. Bientôt nous devrons quitter nos maisons et
chercher ailleurs de nouveaux pâturages. "
" Le fleuve ne charrie plus que de la boue, dirent les habitants
des rives. Tous nos fruits ont pourri. Nos arbres ne font plus de
bourgeons. Nous faudra-t-il descendre vers la mer, et quitter ce
pays où sont enterrés nos ancêtres ? "
Et les offrandes se firent moins nombreuses. La peau des taureaux
se pelait, les boucs étaient moins gras. En lieu de saumons,
les pêcheurs de la Manera n'apportaient plus que des truites,
puis des goujons. Plus d'ours ou d'aurochs, mais des lièvres,
puis des écureuils, puis des rats. Chaque jour, les bûchers
brûlaient moins haut, moins nombreux. Premier parmi les hommes,
le souverain du peuple de Naâl exposa aux prêtres les
plaintes de son peuple. Mais Naâl restait sourd, et la bouche
de ses prêtres demeura close.
Alors la colère
à son tour s'empara du souverain. Au pied du mont Kâsir,
il rassembla les serviteurs de Naâl. Tous répondirent
à son appel, et la plaine de l'Ouriol s'emplit de milliers
d'hommes.
" Notre dieu s'est détourné de nous, dit le souverain,
premier parmi eux tous. Et pourtant, qu'avons-nous fait ? N'avons
nous pas, jour et nuit entretenu ses bûchers ? Ne lui avons-nous
pas rendu le meilleur de ce qu'il nous avait offert ? Aujourd'hui,
nos troupeaux disparaissent. Le gibier s'est enfui de nos forêts.
Nos plaines se dessèchent. Nos filets ne ramènent
plus que de l'eau et de la vase. Nous lui avons adressé nos
plaintes, et pourtant il est demeuré muet. Puisque nos souffrances
ne le touchent plus, peut-être entendra-t-il notre colère.
" Et il ordonna aux hommes de s'armer. " Nous monterons
jusqu'à sa demeure et nos lances le perceront. Nos flèches
entreront dans son cur. Nos épées découperont
sa dépouille et nous jetterons ses membres sur les bûchers
de son autel. Puis nous partirons vers d'autres terres, où
un dieu plus généreux nous accordera sa bienveillance.
" Ainsi parla le souverain du peuple de Naâl, premier
parmi les hommes, et tous se rallièrent à son cri.
Alors, dans
la plaine de l'Ouriol, on vit se former la plus grande armée
qui se puisse imaginer. Elle couvrait jusqu'à l'horizon.
Sa colère était formidable, et son chant de guerre
faisait trembler le sol. La montagne frémissait sous son
piétinement. Naâl, qui était resté aveugle
aux souffrances de son peuple et sourd à ses prières,
vit s'avancer vers lui la marée de ses serviteurs, pleine
d'une colère qu'il ne comprit pas. " Lorsqu'ils m'ont
oublié, en dépit des dons que je leur avais prodigués,
ai-je seulement levé ma main sur eux ? Je n'ai frappé
aucun de mes serviteurs. Je leur ai simplement ôté
cette abondance qui les aveuglait et les détournait de moi.
Et aujourd'hui, que font-ils ? Ont-ils retenu quelque chose de mon
enseignement ? Ils s'arment et font monter vers moi des chants de
colère et de vengeance. Ne connaissent-ils pas ma puissance
? Savent-ils qui je suis, pour oser venir m'affronter les armes
à la main, leur bouche pleine de paroles sanglantes ? S'ils
veulent s'armer, je prendrai les armes moi aussi. Moi, Naâl,
je détruirai ceux que j'ai nourris, car leur esprit est empli
de malfaisance. "
Et Naâl sortit de sa demeure. Ayant revêtu son armure,
tenant à la main le foudre de sa puissance, il s'avança
au bord de la plaine au pied du mont Kâsir. Il se montra ainsi
à son peuple, et la multitude de ses serviteurs, par delà
sa colère, fut frappée de respect et de crainte. Le
silence se fit, au milieu duquel tonna la voix du dieu. " Je
vous ai nourris et vous m'avez trahi. Tous, dans votre cur,
vous m'avez renié. Vous vous êtes armés, méprisant
ma puissance, et vous êtes venus m'affronter. Hommes vaniteux.
Aujourd'hui, je vais abattre sur vous ma main, et vos enfants connaîtront
le pouvoir de Naâl. Mes autels ont échoué à
vous enseigner la crainte. Vos tombes y parviendront. Quant à
toi, souverain de mon peuple, premier parmi mes serviteurs, toi
qui plus que tous m'as trahi, toi qui as monté contre moi
l'armé de ceux que j'aimais, ta descendance portera le poids
de tous ces morts. Elle ne connaîtra jamais le repos. Pour
l'éternité, je la condamne à la folie et à
la destruction. " Et, ayant prononcé sa malédiction,
Naâl abattit sa main sur son peuple. Jusqu'au dernier d'entre
eux, ils les consuma du feu de son foudre. Sur leurs dépouilles
qui jonchaient la plaine jusqu'à l'horizon, il fit tomber
une pluie torrentielle. Il recouvrit les eaux de terre et de roches.
Il détruisit sa demeure, sur les hauteurs du mont Kâsir
et quitta à jamais la terre qu'il avait tant aimée.
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