" Tu crois
peut-être que je n'aurais pas du venir ici ? "
Tu dois ressasser,
et ruminer dans la cuisine en coupant le céleri de ton plateau-télé,
alors que je pends comme un idiot au bout de cette corde, en plein
soleil.
Le soleil, ici, est une torche plus puissante que celles qui brûlent
au loin sans discontinuer, et que l'on repère à leurs
panaches noirs ; cela me rappelle cet ingénieur français,
le panache blanc de son roi Henry quelque chose ou François
truc. Ici, l'on guette la matière du panache : noir, pur,
plein, dense, il s'agit d'un puit de pétrole qui flambe.
Mêlé de vapeurs grises ou s'effilochant, un tank ou
un camion détruit par un tir de lance-roquette, achevant
de brûler les restes de ses occupants comme un gros barbecue
nauséabond. C'est loin de moi pour l'instant, tu sais, au
cas où tu te ferais du souci pour ton petit mari ; dans la
zone protégée, pas un des habitants ne se promène
sans être contrôlé dix fois dans la journée.
Est-ce qu'ils le disent à la télévision ? Des
miles à la ronde, il n'y a que la fumée des puits
et l'odeur des barbecues -des vrais- que font les soldats à
la base militaire.
Le métal
noir de la structure me paraît fragile, plastique ; c'est
un effet de la chaleur et de la peinture absorbante qui le recouvre.
Je vérifie la qualité des soudures. Les puits incendiés
sont éteints grâce au souffle d'une explosion de dynamite
; et quand ils sont trop abîmés, l'équipe doit
les forer à nouveau, installer une deuxième fois l'appareillage
du derrick, des tubes, de la boue. Et moi je vérifie le derrick
avant qu'il n'entre en action, qu'il fore la terre jusqu'à
son cur noir, jusqu'à ce la pression sanguine fasse
jaillir le sang noir plus violemment que ne jaillit le sang d'une
artère coupée, pas par saccades mais en un panache
noir qui n'est plus de fumée et que l'on coiffe, pas de saccades,
pas de rouge, que du noir, du noir, pas de rouge, pas de sang artériel
rouge et vif comme celui du soldat blessé hier par une plaque
de tôle.
C'est difficile
parfois pour les civils comme moi, qui n'avons rien à voir
avec les affaires militaires, d'affronter la réalité
crue du terrain, l'hostilité de ces gens que nous venons
aider, et qui ne comprennent pas toujours que nous travaillons pour
que rejaillisse leur pétrole, pour leur bien. Les morts,
les tirs, les cadavres. Ce n'est pas que j'en vois tant que ça,
mais ce n'est pas comme à la télévision. Evidemment
! Je raconte n'importe quoi ; rien ici ne ressemble à ce
que tu peux voir à télé. Même moi, qui
ne suis plus le même, qui ne ressemble plus à cet ingénieur
que tu as vu sur CNN, il y a deux semaines à peine. Je ne
ressemble plus au mari que tu as embrassé il y a trois mois
de cela. J'ai changé. Je crois que je suis devenu noir comme
du pétrole, friable comme le métal d'un derrick abandonné,
trouble comme un panache de fumée. Le soleil tape, on dirait
? Au bout de ma corde, mes pensées s'égarent alors
que je dois vérifier le rivetage. Remonter d'un mètre,
un signe de la main, le tiraillement du harnais, la traction élastique,
un autre signe et le balancement du câble immobilisé.
J'attrape une poutre à deux mains pour ne pas tourner sur
moi-même et je ferme les yeux. Il faut que je sorte la sonde
à ultra-sons pour détecter les fissures de fatigue.
Il faut que j'inspecte ce derrick.
Je ne trouverais
rien ici de toute façon, cette installation n'a pas été
sabotée, et l'ouvrage est trop récent pour avoir été
abîmé par le temps. De la belle ouvrage à l'ancienne,
à l'américaine, solide et éprouvée.
Deux journées d'inspection comme celles-là, cela laisse
du temps pour réfléchir. Belle position pour réfléchir,
pendu comme un fruit au bout de sa tige oscillante, comme une tomate,
tiens, une belle tomate rouge et mûre. Sacré soleil.
Me voilà, rouge comme un gratte-cul. Rouge comme du sang.
Le pétrole, le sang, le sang noir. Tiens c'est le titre d'un
livre que l'ingénieur frenchy m'avait donné. Pas compris
grand chose, j'ai trouvé un peu vaines ces histoires de professeurs
de province. Bien peu de réalité. Le monde n'est pas
dans les livres, tout le monde le sait. Il est dans l'action, il
est dans la décision. Il est ici le monde, sous mes pieds
à deux cent mètres, le cur noir du monde, le
sang noir qui fait battre le cur du monde, qui nourrit le
monde : pas un lieu de notre vie quotidienne qui ne soit marqué
par le sang noir du monde, pas un lieu qui n'ait son plastique,
ses élastomères, ses gaz issus de la chimie. Pense
à ton plateau télé : en plastique. Aux bols,
aux couverts : en plastique. A ta nourriture : en plastique
enfin presque
le soleil encore, sur mon chapeau trop sec, toute
humidité évaporée.
Plaisanteries
? Divagations ? Pas vraiment. C'est ce que je pense, mon credo.
Enfin. Il faut que ce soit ce que je pense. Je dois l'affirmer,
je devrais peut-être essayer de contacter le journaliste de
CNN pour tenter d'obtenir un nouvel interview. Je pourrais peut-être
rattraper les choses. Je pourrais peut-être entendre de nouveau
ta voix. Tu me manques, et je ne comprends pas que tu ne veuilles
même plus me parler. Que les gars de la base me snobent, c'est
compréhensible, et j'ai eu beau invoquer le soleil, la chaleur,
la fatigue
la plupart d'entre eux ne m'adressent plus la parole.
Mais toi ! C'est le soleil, je te jure, l'énorme soleil qui
me rôtit à longueur de journée. Je n'en peux
plus, et c'est comme ça que j'ai dérapé, peut-être
aussi à cause de ces livres, je ne sais plus, mais ce n'était
qu'un petit moment d'égarement, avec le stress, devant cette
caméra immobile comme un il noir qui me fixait, devant
les dents blanches de ce journaliste qui avait l'air de vouloir
me croquer tout cru comme une grosse tomate.
Il faudrait
que je puisse te le dire en face, que je puisse vous faire comprendre
la pression du pétrole, ici, dans ce désert. Il faudrait
que je puisse vous montrer ces gens qui nous haïssent, simplement
parce que nous sommes ici, et que nous leur écrasons la gueule
de notre supériorité technique. Il faudrait cela pour
que vous puissiez comprendre pourquoi j'ai déclaré
à la terre entière que notre guerre de justice ressemblait
parfois à une de ces bonnes vieilles sales guerres de colonisation.
Il faudrait que je comprenne moi-même d'où ces mots
ont pu venir. Du fond visqueux et noirâtre de nos consciences
pétrolières peut-être. Ou du soleil qui se fout
de moi, là-haut, à l'aplomb du derrick.
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