Hong Kong Stories Retour à la page précédente Retour au sommaire de KaFkaïens Magazine
 
 
17 avril 2003
 

A cette époque, l'épidémie parut se fixer. Un soleil affaibli succéda aux dernières averses. Les ciels redevenaient bleus, traversés par une lueur jaune. De la rumeur incessante de la circulation aux bruits familiers de la maison, tout invitait à une certaine sérénité. En quatre jours cependant, l'épidémie fit des bonds surprenants : 5 morts, puis 7, puis 9, dont plusieurs personnes encore jeunes et sans problème de santé particulier. Les habitants qui avaient jusque là masqué leur inquiétude sous des plaisanteries, semblaient dans les rues plus abattus et silencieux.
La région administrative spéciale envoya un rapport à la capitale pour solliciter des ordres. Les autorités locales furent sévèrement critiquées par le pouvoir central pour avoir porté atteinte à l'image internationale de la Chine en diffusant des informations inutilement alarmantes. Pourtant, les autorités de Hong Kong prirent sur elles, comme on dit, de renforcer les mesures prescrites : la fermeture des écoles fut maintenue, des contrôles médicaux furent imposés dans les aéroports. Les maisons des malades furent fermées et désinfectées, les proches soumis à une quarantaine encore plus stricte, les enterrements organisés par la ville dans des conditions particulières. De nouvelles unités de soins intensifs furent aménagées. Le nombre de places ouvertes pouvait suffire aux cas en traitement. Il deviendrait insuffisant si l'épidémie devait s'étendre.
Chaque matin, les résidents d'Amoy Gardens devaient se soumettre à des tests de sang, de salive et d'urine. Puis ils attendaient le résultat de ces tests qui leur était désormais communiqué par téléphone. Au bout de dix jours, les résidents non contaminés étaient autorisés à quitter les lieux. Mais leurs familles, leurs amis, se refusaient à les recevoir. Ils devaient donc trouver refuge dans un nouvel appartement, loin de leur ancien quartier et de leurs connaissances. Pendant ce temps, le printemps arrivait sur les marchés. Une odeur sucrée flottait dans toute la ville.
Apparemment, rien n'était changé. Les tramways étaient toujours pleins aux heures de pointe et moins chargés aux autres heures de la journée. Le soir, la même foule envahissait les rues. Les gens recommençaient à dîner au restaurant, à aller au cinéma. Cet afflux ne suffisait pas toutefois à compenser l'effondrement du tourisme dans la région. De nombreuses compagnies aériennes continuèrent à annoncer des suppressions de vols et des plans de licenciements massifs.

Demain, je quitte Hong Kong pour trois semaines. Dans mon livre, il est écrit que la ville, après un illusoire répit, sera finalement fermée. Pour l'heure, c'est difficile à imaginer. Ce soir, il est difficile d'écrire, de penser. Si l'humanité demain parvient à juguler et la vieillesse et la maladie, le monde entier deviendra une seconde Hong Kong, avec ses 7 millions d'habitants sur ses 1000 km2 de territoire. Certes, la Chine a d'abord accueilli cette épidémie avec insouciance. Qu'est-ce que 50 morts, quand on a un milliard et demi d'habitants ? Qu'est-ce qu'une épidémie ? La conjugaison du nombre et de la maladie. Hong Kong, aux portes de la Chine, est un laboratoire comme toujours. Nous ne pourrons pas toujours vouloir vivre jeunes, en bonne santé, avoir beaucoup d'enfants et jouir seuls des bienfaits de la planète. La différence la plus sensible entre la Chine et le reste du monde, c'est que la Chine, elle, le sait.

Ile capable de combler la mer, moins cité que termitière, au milieu de montagnes où les chemins de randonnée s'ouvrent comme des balafres. La nature tenue en respect derrière des haies de fer, des torrents de ciment, et pourtant si puissante que ses arbres percent le béton. Cette vision même qu'est-elle, ô quintessence de mon horreur, de mon angoisse que ces racines qui sortent des murs comme des doigts raidis par la fièvre ? Ici, les pagodes sont des cuisines où l'encens fume entre des murs revêtus de faïence grossière. Ici, les femmes ont le visage dur et les hommes ne font que se multiplier. Ils vont, ils viennent, acide qui ronge la terre. L'être a déserté le nombre.

Les foyers de Hong Kong ne se laissent deviner que la nuit. Fenêtres sans rideaux laissent entrevoir un drap froissé sous la clarté des néons, les murs nus, les carreaux pâles de la cuisine, les meubles en contreplaqué, les reflets bleuâtres de la télévision. Espaces désolés. Une lampe, quelques cintres. Et rien d'autre. Deux étages au-dessus de moi, une femme prend son bain tous les soirs à minuit. Elle doit travailler loin de chez elle. Elle descend dans l'eau chaude tout doucement, presque sans faire de clapotis. Et elle y reste très longtemps, presque sans remuer. Il fait noir dehors. Elle baigne dans la chaleur et la lumière au milieu de la ville assoupie. Son apaisement est tel qu'il descend jusque dans mon appartement.
Au bord du trottoir, une vieille femme abritée par la rampe d'un escalator, mange son déjeuner. Visage barbouillé de crasse, corps enroulé dans des chiffons, mais beaucoup d'appétit. A Pékin, un soir, une femme m'aborda, habillée comme une paysanne. Un petit garçon s'accrochait à son bras. Je sortais d'un restaurant. Elle fit des gestes en clignant des yeux, éblouie par les enseignes, avec quelque chose d'implorant et de neuf encore dans le regard. Je sentis brusquement toute l'étendue du vide qui creuse les avenues modernes, dans lequel elle errait avec l'enfant comme un animal égaré. Je le sentis et je ne sais pas pourquoi, je n'ai rien donné.
Hong Kong, Pékin : ce torrent de lumière qui se déverse dans les villes de Chine, ce rêve de chaleur.

 
 
 
PVK
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