Hong Kong Stories Retour à la page précédente Retour au sommaire de KaFkaïens Magazine
 
 
10 mai 2003
 

Ni journaux, ni télévision pendant trois semaines, et au retour, ce constat : c'est fini. Personne n'a plus de place dans sa tête pour la maladie. Il n'y a guère que dans le métro qu'on le porte encore. Retour des visages familiers dans la périphérie habituelle, autant de preuves d'amitié. Et cette sensible légèreté de tout le corps. Ce matin, Bowring Street à Kowloon : dans cette rue piétonne, un petit marché aux volets fermés, une voiture de luxe qui se fraie un passage au milieu des passants. Deux hommes poussent avec vigueur un chariot chargé de caisses de légumes, un autre fouille minutieusement les poubelles. Une vieille femme marche vêtue de la tunique grise traditionnelle, pantalon de soie et chaussons de velours noirs, tout droit sortie d'une photographie sépia. Expression sérieuse, affairée qui lui donne paradoxalement une figure gaie et énergique. Hong Kong, ville chinoise : selon les jours, morne bousculade ou joyeux grouillement.
Paris, cette fois, ne me manque pas. Plénitude d'autant plus curieuse que cette ville au printemps est une splendeur. On peut passer des heures à marcher sur les grands boulevards, sous les marronniers aux feuillages frémissants. La Place d'Italie sous sa couronne de fleurs violettes, quand on vient de Denfert-Rochereau, est un éblouissement. Concert de musique classique sur la place de la Sorbonne. Bistros de la rue Mouffetard. Et pourtant. Retour en banlieue, un soir, après une séance de cinéma : l'avenue familière, les façades sages des maisons et tout à coup, au-devant des yeux levés au-dessus des deux mètres habituels, le ciel comme un gouffre traversé de nuages livides. Le ciel de Paris, mon océan de jadis. Dans le métro, à une heure tardive, un homme endormi se renverse dans le wagon voisin, visage blafard, écrasé contre l'embrasure. Grincement des rails, choc des voitures. Le matin, les gens s'appuient pesamment aux montants, s'adressent la parole les uns aux autres avec hargne. Je comprends tout ce qui se dit mais désormais, je me sens loin d'ici.

J'ai passé trois semaines à marcher dans cette ville qui fut toute ma vie, à monter sur ses terrasses, à me rappeler ses cheminées, ses toits d'ardoise grise doucement inclinés qui abritent les silhouettes aimées. Foule de souvenirs qui enfle en secret comme la houle, à en avoir le cœur dilaté.

Entre Paris et New York, il y encore une certaine parenté : clochers pointus des églises, façades victoriennes qui se détachent sur les parois de verre comme une dentelle de pierre. Même Central Park a gardé quelque chose de profondément européen, avec ses pelouses pelées. New York connaît encore l'automne, l'hiver. Hong Kong ne connaît que la lumière. La ville n'a gardé des colons britanniques que de rares vestiges : les autobus à étage, quelques golfs et courts de tennis, quelques clubs, deux ou trois statues, une église, le jardin botanique, le palais du gouverneur.
Cette bâtisse se dresse au sommet d'un piton rocheux, au beau milieu du quartier des affaires, suspendue entre le trottoir et les étages supérieurs des gratte-ciels. Nulle neige ne tombe jamais à l'intérieur de cette boule de verre. Un porche, des colonnades, une terrasse où devaient se donner de prestigieuses soirées, un jardin qui surplombe à présent les fontaines glacées des banques environnantes. Entre hier et aujourd'hui, nulle nostalgie, juste une ligne de fracture : celle qu'offre cinquante mètres de dénivelé.
Comme New York, Hong Kong est quadrillée par ses rues mais celles-ci sont si étroites que les piétons peinent à passer. Les seules courbes sont celles des autoroutes suspendues. Ville rationnelle mais si encombrée qu'elle a fini par acquérir le caractère tortueux propre à la culture chinoise, et à toutes les vieilles civilisations. Hong Kong, Shanghai, Pékin sont des villes schizophréniques. A Paris, ce serait plutôt la névrose.

 
 
14 mai 2003
 

Le grand retour de la chaleur. Comme l'année dernière. Hong Kong, ville familière, qui l'eût cru ? Ici, les masques flottent toujours comme des morceaux de coton. A quel moment se dit-on : je suis d'ici ? Un homme et une femme sont assis devant leur étalage. Ils mangent. On les distingue à peine de ce qu'ils vendent. Des paniers, des cartons, d'autres cartons. Deux formes humaines parmi d'autres formes. L'homme porte un short et un maillot de coton blanc élimé. La femme laisse pendre sa sandale au bout de son pied gauche. Son talon a été un peu noirci par la poussière.
Au-dessus d'eux, les mêmes façades noires et le linge qui pend. Derrière eux, un amas de tiges de bambous que des ouvriers affûtent pour dresser des échafaudages. Des mécaniciens passent au chiffon doux le pare-choc d'une limousine. Entre la rue et le ciel, une branche de flamboyant. Des airs d'opéra chinois. Tout cela désormais est familier. Combien étrange cette peau seconde qui pousse lentement avec les jours sous la peau que l'on s'est toujours connue. Combien étranges cet œil, cette oreille qui ont fait leur cette ville, cette chaleur, combien étrange ce sentiment d'exil qui n'a trouvé son apaisement qu'au milieu de cette cohue.
L'exil au milieu de la cour du Louvre où j'ai joué étant enfant, l'exil le long des grilles du Luxembourg où sont pendues tant d'ombres chéries, l'exil toujours le long de tous ces itinéraires qui se sont creusés dans nos mémoires avec les années. Hong Kong la nuit dernière avec la lune luisant au-dessus des tours comme un copeau d'argent, et le retour ce matin dans les montagnes des Nouveaux Territoires. Ceux qui changent sans cesse de femme, de métier, de pays ont dû développer pour survivre une forme d'insensibilité. On croit toujours en cette vie qu'on ne fait que passer. Mais les hommes sont des arbres condamnés à se déraciner. Je crois qu'on finit par mourir non de fatigue, non de vieillesse, mais d'avoir dû tout au long de sa vie se disséminer. Des êtres, des lieux, des choses effleurées, le souvenir seul demeure, désir éperdu d'unité, éternité en négatif.

Maintenant les nuages bougent dans le ciel, crépuscule grisâtre, évanescent, une fin de journée presque européenne. Mais avec une amplitude déconcertante dans le mouvement, puisque vivre dans une tour signifie d'abord vivre dans le ciel. De l'autre côté de l'eau, toujours le quartier de Kowloon, naïf, futuriste, étincelant. Les concepteurs de Hong Kong ont-ils rêvé pour l'humanité les conditions d'une autre vie ? Dans les interstices de ce labyrinthe, on a abrité avec soin les formes anciennes : boucheries en plein air, petits marchés, temples cachés, maisons de thé. Les tours comme un buisson d'épines. Et entre les épines, ce pullulement.
La ville a connu un incroyable sursaut d'énergie après l'épidémie. Centres commerciaux, bureaux, écoles, tout s'est rempli. La foule qui va et qui vient, la marée. Le retour du rythme, de la pulsation. Dans cette agitation, quelque chose de si instinctif, de si pur que cette force nous gagne à sa cause. Energie purement physique pourtant. Sur les panneaux de publicité géants, toujours ces visages et ces corps lisses d'adolescents. Avec de temps en temps comme un sombre refrain, le retour des lunettes embuées du chirurgien.
Les yeux sont pleins de larmes sous les paupières baissées, l'image même du désarroi et de la souffrance dans une ville qui ne veut rien savoir d'un tel travail, du moins face à l'extérieur. L'image est donc reprise et même exhibée, mais dans les limites de la pudeur. C'est cela d'abord qu'a amené l'épidémie : un intervalle. Pendant quelques semaines, le temps s'est comme suspendu, le bruit et les soucis aussi. Loin des médias, lente plongée dans la lenteur, le silence et l'attente, Hong Kong de l'intérieur. Mais la ville aujourd'hui a soif de revanche.

 
 
15 mai 2003
 

Dans la Peste, les sentiments des hommes ébauchent un cercle qui peut se refermer, l'espace d'une conscience possible. Mais cette épidémie, c'était juste rien. Le sort réservé aux insectes : non plus vivre, mais exister. Et si possible, proliférer.

 
 
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