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11 avril 2003 |
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Pendant que
les habitants essayaient de s'arranger avec ce soudain exil, l'épidémie
mettait des gardes aux portes et détournaient les avions
qui faisaient route vers Hong Kong. Un matin, en se levant, l'idée
était venue brusquement à certains habitants qu'après
tout, on ne savait pas combien de temps cela allait durer. Ils avaient
décidé de partir. Mais où ils allaient, l'épidémie
les suivait. Ils étaient contrôlés, mis en quarantaine.
En France, en Angleterre, aux Etats-Unis, au Canada, partout, les
voisins savaient. Le même ennui, le même isolement ne
tardaient pas à les reprendre.
Une curieuse
sensation d'effritement. On ne s'en rend pas compte tout d'abord.
Après tout, nos habitudes changent peu : on se couvre le
visage, on sort, on marche en évitant tout contact physique,
on rentre, on se lave les mains. Sans compter cet avantage non négligeable
: plus la peine de chercher un sujet de conversation avec ses collègues
ou ses voisins. On éprouve même les uns pour les autres
une sorte de sympathie, soudés sans l'avoir souhaité
dans une confrérie secrète. Communauté repérable
partout, même à l'étranger, par le port du masque
et le fréquent lavage des mains. Mais cela fait des jours
qu'il fait gris. Tout le monde dit que cela fait des années
qu'il n'a pas fait aussi gris au printemps : du gris infusé
dans une lumière blanche si intense qu'elle en devient insoutenable.
Cette fadeur obsédante, cette lente torture alors qu'au début
du mois de mars, les fleurs éclataient sur les arbres et
s'écrasaient au sol comme des fruits.
J'ai écrit
quelque part dans ces chroniques que Hong Kong s'est sentie touchée
quand New York a été frappée par l'attentat
du 11 septembre, comme s'il existait une forme de fraternité
entre ces sortes de cités. J'ai envie d'écrire ici
que c'est au tour de New York de se sentir touchée : après
tout, l'épidémie n'aurait pas été la
même si elle n'était pas apparue dans l'une des plus
grandes villes verticales du monde. Avant de venir vivre ici, je
vivais à Paris, ville blottie entre les méandres de
la Seine. C'est qu'un fleuve irrigue une ville bien autrement que
ne le fait un océan. Il est d'ailleurs étrange de
songer que les villes du vieux monde sont souvent construites au
bord d'un fleuve et les villes du nouveau monde au bord d'un océan.
Les maisons de Paris ont l'air d'être bercées par la
Seine alors que les gratte-ciels de Hong Kong défient la
mer de Chine et le continent.
C'est pourquoi les habitants de Paris ne vivront jamais cette épidémie
comme la vivent les habitants de Hong Kong. L'épidémie
à Paris ne peut être qu'un mal impalpable, subtil,
pour ainsi dire intime. La menace est frontale à Hong Kong.
C'est un vent violent qui balaye la ville et fait plier l'économie
locale. Pourtant, on ne voit aucune manifestation dans les rues,
aucune forme de révolte, de protestation. Les habitants de
cette ville mettent un masque et serrent les dents. Ils serrent
les dents dans un univers dont ils connaissent depuis longtemps
le caractère écrasant. Nature profonde de Hong Kong,
mise à jour par l'épidémie : une forêt
de pierres, démente et silencieuse.
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12 avril 2003 |
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Le propre des
tragédies modernes, n'est-ce pas de mêler le grotesque
à la peur ?
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13 avril 2003 |
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Les enfants
me regardent à travers leurs masques. Ils sont fiers d'en
porter, fiers de pouvoir participer au nouveau jeu dans lequel les
adultes se sont lancés. Mais on ne peut pas voir les vieux
traverser la rue sans en avoir un serrement de cur. Les vieux
en Asie sont toujours jaunes et racornis, comme si leur chair était
de papier et leurs os de bois. Ils portent de la douceur dans leur
regard ou de la dureté c'est selon, deux formes d'une même
résignation. Le voile de gaze qui leur recouvre le visage
la fait ressortir davantage - comme si la vieillesse, cet insensible
effacement, était leur dernière tâche sur cette
terre. Les vieux passent, seules formes de lenteur active, de détachement
amusé encore à l'uvre à Hong Kong.
J'ai fait récemment un bref voyage. Sur tous les vols au
départ de Hong Kong, les hôtesses de l'air portent
un masque. Sur tous les autres, elles travaillent à découvert.
Quand on s'éloigne de Hong Kong, les masques s'éloignent.
Quand on y revient, les masques reviennent et s'abattent sur les
visages comme des mouches : hôtesses, douaniers, policiers,
gardiens, chauffeurs de taxi, vendeurs, serveurs, garçons
de café, professeurs, étudiants, collègues,
amis, famille, époux. Retour sur le territoire : l'avion
survole la mer, les îles semées au hasard. Vue du ciel,
Hong Kong est une jonchée de forêts qui dérivent.
Dans la ville, les yeux flottent dans une solution alcoolisée,
se succèdent par vagues, s'écrasent au pied des tours,
les contournent ou s'y glissent, d'un même mouvement furtif
et régulier. Ce sont sûrement les mêmes qu'auparavant.
Mais on ne les voyait pas ainsi auparavant. Dans le métro,
figés par l'attente, ils se livrent bavards, impudents, tournés
vers le dehors ou le dedans. Paupières lisses et fraîches,
paupières grises et froissées, paupières lourdes,
paupières tristes. La maladie a fait des lieux collectifs
des lieux d'angoisse, comme à Paris lors des attentats terroristes.
Les habitants les plus privilégiés tentent donc de
les éviter. Les autres s'y retrouvent avec philosophie. Les
uns observent les sièges avec circonspection, ne se retiennent
aux montants ou aux poignées qu'avec réticence. Le
reste s'abandonne avec prudence et fatalisme.
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PVK |
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