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Sur la route
de Nairobi à Arusha le touriste est frappé par le spectacle
qui se déroule sur la droite. Sur l'une des seules routes goudronnées
du pays, le bus longe un "petit" parc national. Sur la droite,
court quelque chose que le touriste lambda n'a jamais vu et qu'il
n'était pas préparé à voir. Il court à
la vitesse du bus, des heures durant, sans s'arrêter. Le paysage
infini des hauts-plateaux africains.
Le touriste lambda attrape vite un torticoli, le regard vissé
sur la fenêtre droite du bus. Fasciné, il ne peut s'en
détacher. Après quelques craquements cervicaux, il commence
à se demander ce qui l'a hypnotisé de la sorte. La beauté
du paysage, soit. Les acacias verts foncé sur l'herbe vert
jauni, magnifiques symboles de l'Afrique. Mais ils ne justifient pas
à eux seuls cette fascination. Alors le touriste s'interroge.
Qu'est-ce que ces plaines ont de si spécial ? Lambda regarde,
fouille, scrute mais il ne voit pas. Car ce qu'il cherche n'existe
pas. Il cherche une absence. L'absence, invisible par définition.
Pour la première fois de sa vie, Lambda contemple l'absence
de toute trace humaine à perte de vue.
Qui parmi vous se souvient avoir vu un paysage sans route, sans maison,
sans poteau, sans fil, sans fumée ? Devant, derrière,
à droite, à gauche ? L'océan, peut-être
? Mais alors, sans le moindre bateau.
Les parcs nationaux tanzaniens sont des espaces immenses, vierges
de toute implantation humaine. Même les Massaï en ont été
expulsés, de peur qu'ils ne s'occidentalisent et détériorent
leur environnement (les Massaï refusent la modernité,
et l'on se dit après-coup qu'on aurait pu les laisser sur leurs
terres de toujours). |
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Le Serengeti
("grande plaine herbeuse") couvre 15 000 km², la
moitié de la surface de la Bretagne. Seule une poignée
d'hotels se répartissent dans la plaine. Un moratoire a été
prolongé de dix ans pour interdire la construction de tout
nouvel établissement. Cela revient à dire que que
seuls quelques centaines, peut-être quelques milliers de personnes
sont autorisés vivre en même temps dans cet infini
d'herbe. Les employés des hotels, les touristes, et les rangers.
Ces derniers sont chargés de surveiller les touristes, les
braconiers et les animaux, et de protéger ces derniers des
deux premières espèces.
Dans un tel parc, Lambda se retrouve en cage dans son 4x4, alors
que la gazelle peut brouter l'herbe grasse, en toute liberté,
et se faire librement bouffer par le lion qui passe. Notre guide
nous explique qu'en Tanzanie, il est interdit de sortir des pistes.
Si le lion est à cent mètres, et bien, il est à
cent mètres. Au moins, on lui fout la paix. Tant pis, on
le photographiera de loin. Les animaux sont chez eux, ici, pas nous.
Alors on parle bas, par respect pour ce lieu qui appartient à
d'autres. Très vite, on comprend que leur liberté
nous impose de ne pas les déranger. On veut se faire tout
petits. On se dit qu'ils n'ont pas besoin de l'homme pour les nourir,
et l'on pense à nos pauvres élevages si dépendants.
On se dit que notre existence seule consitue une gêne. On
se dit que finalement, on ne devrait pas être là.
Un jour, on
croise des voitures. Alignées face à un pauvre guépard,
elles regorgent d'alphas, de bêtas et de gammas. On mitraille
la bête apeurée, comme tout le monde. Mais au final,
on a honte de ces frères humains qui sifflent, craquettent,
claquent de la langue pour attirer l'attention du félin.
Il n'y a que quelques humains dans le parc, mais c'est déjà
trop.
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L'idéal,
se dit-on, c'est que toute activité humaine soit bannie de
ces grandes zones naturelles. Que la faune se développe à
son rythme, en toute liberté, sans nous. Mais soyons réalistes
! Il faut défendre ce territoire, empêcher les hommes
de s'y installer, car l'humanité a horreur du vide. Il faut
défendre les éléphants des voleurs d'ivoire,
les rhinocéros des marchands japonais qui croient en la vertu
de leur corne (il ne reste que quinze rhinos en Tanzanie). il faut
empêcher les touristes de rouler hors piste ou d'effrayer
les guépards qui ne reviendront plus là où
leur tranquilité n'est pas assurée. On a besoin de
rangers armés, car les braconniers leur tirent dessus à
vue. Ils sont bien équipés, eux, on leur fournit du
matériel performant. Les enjeux financiers imposent de combattre
avec les mêmes armes. Pour protéger l'équivalent
de la moitié de la Bretagne, il faut d'énormes moyens.
On se retrouve
dans la situation paradoxale suivante : pas de touristes, mais beaucoup
d'argent pour gérer les parcs. Comment un pays dont les habitants
gagnent 32$ par mois peut-il se payer la surveillance d'un seul
de ces parcs ? En l'absence de subventions extérieures qui
permettraient à la Tanzanie de protéger ses animaux,
seuls les touristes peuvent porter la main au portefeuille. Les
tarifs d'entrée sont logiquement élevés : entre
50 et 100$ par jour et par personne. Et il n'y a pas de petits hotels
: on a le choix entre un joil hotel cher et un trou dans la terre
(à 40$ !) sans protection contre les bêtes sauvages
!
Malheureusement, cette situation ne peut pas changer tant que ces
pays restent si pauvres. Sans touristes, les animaux meurent. Trop
de touristes, ils meurent aussi. Le safari ne peut pas être
un tourisme de masse. Il ne faut pas chercher à faire baisser
les prix, comme au Kenya.
Il faut décider de ne pas les déranger, rester chez
soi et soutenir massivement les associations de défense des
animaux. Ou alors accepter de payer le prix de la beauté
du spectacle.
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LN |
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