Hong Kong Stories Retour à la page précédente Retour au sommaire de KaFkaïens Magazine
 
 
8 avril 2003
 

J'ai toujours aimé Camus. Son regard franc et chaleureux, sa décontraction, son appétit pour la vie. J'ai lu La Peste une première fois dans mon adolescence, pendant les vacances d'été. Mes parents en gardaient une édition de poche sur une étagère, à côté de La Condition Humaine de Malraux. Sur sa couverture cornée, on voyait une grande ombre noire dressée devant une ville assoupie au bord de la mer. Ses pages étaient toutes jaunies. Je l'ai lue à l'ombre des arbres de mon jardin, d'un seul trait, amassant des impressions contradictoires. Il ne m'en est resté que l'aveuglante vision d'Oran écrasée par le soleil et la peur. Ces derniers jours, j'ai marché dans Hong Kong la main posée sur ce livre. Son contact me rassure. Je le lis dans le métro, dans les cafés. Je lui fais prendre l'air. Je sais que les Chinois n'y verront pas de mauvais présage, puisqu'ils ne peuvent en déchiffrer le titre. Il est difficile de décrire le bonheur d'une telle lecture dans cette ville assiégée.
Ce matin, la brume était si épaisse qu'on ne voyait presque plus la ville. Du 45ème étage, j'observai en silence les tours émergeant lentement de cette purée de poix. J'aime les bureaux au petit matin. On dirait un décor de théâtre abandonné. Les tables, les chaises, les ordinateurs ont l'air désoeuvré. Je goûtai en ces lieux un étrange repos. Ce matin, j'ai compris à quel point j'ai fini par m'attacher à cette ville. J'ai aussi compris pourquoi seules les choses empreintes d'une certaine laideur peuvent susciter une passion véritable : elles paraissent plus vulnérables. On se retrouve à rêver leur beauté, et le rêve de la beauté est souvent plus désirable que la beauté même.

 
 
9 avril 2003
 

Cela fait deux semaines que Hong Kong lutte avec l'épidémie. Il ne s'agit pas d'ailleurs de prendre l'épidémie tellement au sérieux. Il faudrait prendre la guerre en Irak beaucoup plus au sérieux. Mais cela fait deux semaines que nous vivons vraiment avec elle. Au début, je n'ai pas compris comment une maladie qui faisait si peu de morts pouvait déclencher une telle peur. Hier, en regardant les tours sortir de l'obscurité, je l'ai mieux compris. Hong Kong, brusquement tirée de l'ombre par une réussite éclatante, vit aujourd'hui dans une aube incolore : celle d'un danger sans contours définis.
Il est troublant de lire dans la crise que traverse Hong Kong les chapitres inversés de la guerre en Irak. Les Etats-Unis sont partis en croisade contre un ennemi supposé. Ils l'ont noyé sous un déluge de feu et le monde entier baigne dans ce spectacle. Rien de tel à Hong Kong : la ville attaquée par surprise, atteinte non pas dans sa chair mais dans sa confiance, vit aujourd'hui dans la vague lueur de ces ampoules qui éclairent les chambres d'hôpital. Car dans les villes modernes, les épidémies ne sont plus le fléau de Dieu. Elles ne sont qu'une procédure administrative supplémentaire, longue et lassante comme la vérité.

Le docteur regardait toujours par la fenêtre. D'un côté de la vitre, le ciel frais du printemps, et de l'autre côté, le mot qui résonnait encore dans la pièce : la Peste. Le mot ne contenait pas seulement ce que la science voulait y mettre, mais une longue suite d'images extraordinaires qui ne s'accordaient pas avec cette ville jaune et grise, modérément animée à cette heure, bourdonnante plutôt que bruyante, heureuse en somme, s'il est possible d'être à la fois heureux et morne. Et une tranquillité si pacifique et si morne niait presque sans effort les vieilles images du fléau, Athènes empestée et désertée par les oiseaux, les villes chinoises remplies d'agonisants silencieux…

Dire que Hong Kong a été rendue plus vulnérable à l'épidémie par cela même qui a symbolisé sa puissance : la concentration de sa population, la hauteur de ses tours.

 
 
PVK
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