La contamination
des habitants de la résidence Amoy Gardens a marqué
la fin de cette période déconcertante et le début
d'une autre, relativement plus difficile, où la surprise
des premiers temps s'est peu à peu transformée en
panique. Les habitants de Hong Kong n'auraient jamais pensé
que leur ville puisse être un lieu particulièrement
désigné pour que les gens ne puissent respirer à
l'air libre qu'à leurs risques et périls ou qu'ils
se contaminent mutuellement en appuyant sur un bouton d'ascenseur.
De ce point de vue, ils se trouvaient dans l'erreur. Si tout s'était
arrêté là, les habitudes l'auraient sans doute
emporté. Mais d'autres parmi les habitants, et qui n'étaient
pas toujours ni des promeneurs insouciants, ni des locataires malchanceux,
durent suivre la route sur laquelle les habitants d'Amoy Gardens
s'étaient engagés les premiers. C'est à partir
de ce moment que la peur, et la réflexion avec elle, commencèrent.
Au lendemain des événements d'Amoy Gardens, de grandes
brumes couvrirent le ciel. Un bruine fine s'étendit sur la
ville , suivie par une fraîcheur insidieuse. La mer elle-même
avait perdu son bleu profond et sous le ciel brumeux, elle prenait
des reflets de fer ou d'argent, douloureux pour la vue. Dans la
ville blottie dans sa baie, une torpeur morne régnait. Au
milieu de ses longs murs de béton, parmi les rues aux vitrines
poudreuses, dans les tramways brinquebalants, on se sentait un peu
prisonnier du ciel. Toute la ville traversait une phase d'abattement,
c'est du moins l'impression qui poursuivait les habitants le matin,
quand ils se rendaient à leur travail. Bien sûr, cette
impression était irrationnelle. Ils l'attribuaient aux préoccupations
dont ils étaient assaillis.
Chaque soir, dans un nouveau quartier de Kowloon, un homme était
saisi d'une brusque fièvre et se trouvait incapable de respirer.
Déjà, on appelait les médecins ailleurs pour
d'autres cas semblables. Il fallait acheminer les malades vers des
unités spécialisées et mettre les familles
en quarantaine. Le gouvernement établissait autour de la
zone infectée un cordon sanitaire et livrait gratuitement
de la nourriture aux habitants enfermés chez eux. Quelquefois,
les malades mouraient mais rien ne filtrait à l'extérieur
des conditions de ces décès. La presse mondiale, si
peu bavarde quant à l'épidémie à Canton,
fit ses gros titres sur l'épidémie à Hong Kong.
C'est que les habitants de Canton meurent dans leurs chambres et
les habitants de Hong Kong dans les hôpitaux. Et les journaux
ne s'occupent que de ce qui se passe dans au vu et au su de tous.
Certes, cela
faisait un certain temps que la municipalité de Canton avait
commencé à s'interroger. Mais aussi longtemps que
chaque médecin n'avait connaissance que de deux ou trois
cas, personne n'avait songé à bouger. Il suffisait
pourtant que quelqu'un songeât à faire l'addition.
Elle était consternante. En quelques semaines à peine,
les cas mortels s'étaient multipliés et il devint
évident qu'il s'agissait d'une véritable épidémie.
Certains médecins tentèrent d'alerter l'opinion. Mais
ils furent peu relayés. L'opinion publique, c'est sacré
: pas d'affolement, surtout pas d'affolement. Et puis comme disait
un de leurs confrères : " C'est impossible, tout le
monde sait que les grandes épidémies ont disparu des
pays développés. " Oui, tout le monde le sait,
sauf les malades.
Et cependant, deux jours à peine après l'annonce de
la Chine, le mot " épidémie " venait d'être
prononcé pour la première fois, à la grande
surprise des habitants de Hong Kong. Qu'on nous permette de justifier
cette réaction, puisque cette réaction fut aussi celle
des autres habitants de la planète. Les fléaux sont
chose commune, mais on croit difficilement aux fléaux quand
ils vous tombent sur la tête. Il y a eu dans le monde autant
d'épidémies que de guerres. Et pourtant, pestes et
guerres prennent toujours autant les gens au dépourvu. Quand
la guerre a éclaté fin mars, les gens ont dit : "
cette guerre n'aura pas lieu, c'est trop bête. " Et sans
doute, cette guerre est trop bête mais ça ne l'empêche
pas d'avoir lieu. La bêtise insiste toujours, on s'en apercevrait
si on ne pensait pas toujours à soi.
Les habitants de Hong Kong à cet égard étaient
comme tout le monde, ils ne croyaient pas aux fléaux. Le
fléau n'est pas à la mesure de l'homme. Le fléau
est irréel, c'est un mauvais rêve qui va passer. Mais
il ne passe pas toujours, ce sont les hommes qui finissent par passer,
et les incrédules en premier lieu, parce qu'ils n'ont pas
pris leurs précautions. Les habitants de Hong Kong n'étaient
pas plus coupables que d'autres. Ils pensaient que tout était
encore possible pour eux. Ils continuaient de faire des affaires,
d'organiser des voyages et d'avoir des opinions. Comment auraient-ils
pensé à l'épidémie qui supprime l'avenir,
les déplacements et la discussion ?Ils se croyaient libres
et personne ne serait jamais libre tant qu'il y aurait des fléaux.
Cette nuit,
la pluie est enfin tombée sur la ville, épaisse et
drue. J'aime l'entendre déferler sur les toits plongés
dans l'obscurité. La ville devient un tambour qui résonne
sous les doigts du ciel. L'eau et la terre se mélangent.
Le silence devient palpable, comme l'air, brèves taches claires
dans l'océan de la nuit. Le monde secret de mon enfance :
la pluie comme un répit après les grandes chaleurs
de la journée, charriant de la boue rouge, les rues changées
en fleuves éphémères et les maisons en bateaux.
On se retrouve emmuré vivant, l'oeil troublé, la peau
tendue, offerte. La pluie. Me voici aujourd'hui dans mon lit, à
Hong Kong, essayant de deviner sa fraîcheur et son intensité
à travers les fenêtres fermées, son ruissellement
sur les branches et le béton fondus en une seule coulée.
Je me lève pour reprendre ma lecture. Où en étais-je
? Page 39
Il suffisait
pourtant que quelqu'un songeât à faire l'addition.
Elle était consternante. En quelques semaines à peine,
les cas mortels s'étaient multipliés et il devint
évident pour ceux qui se préoccupaient de ce mal curieux
qu'il s'agissait d'une véritable épidémie.
C'est le moment que choisit Castel, un confrère de Rieux,
beaucoup plus âgé que lui, pour venir le voir.
- Naturellement,
vous savez ce que c'est, Rieux ?
- J'attends le résultat des analyses.
- Moi, je le sais. Et je n'ai pas besoin des analyses. J'ai fait
une partie de ma carrière en Chine, et j'ai vu quelques
cas à Paris, il y a une vingtaine d'années. Seulement,
on n'a pas osé leur donner un nom sur le moment. L'opinion
publique, c'est sacré : pas d'affolement, surtout pas d'affolement.
Et puis comme disait un de leurs confrères : " C'est
impossible, tout le monde sait qu'elle a disparu de l'Occident
" Oui, tout le monde le sait, sauf les morts. Allons, Rieux,
vous savez aussi bien que moi ce que c'est.
Rieux réfléchissait.
Par la fenêtre de son bureau, il regardait l'épaule
de la falaise pierreuse qui se refermait au loin sur la baie. Le
ciel, quoique bleu, avait un éclat terne qui s'adoucissait
à mesure que l'après-midi avançait.
- Oui,
Castel, dit-il. C'est à peine croyable. Mais il semble
bien que ce soit la Peste.
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