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Eté,
azur ! Insectes vibrionnants autour de la table, sous la terrasse
ombreuse où s'accomplit l'infidélité au fauteuil
tutélaire. Le chat lui-même est parti en colonie de
vacances, nous laissant seul face à un verre embué
promettant un délice (Brandy Fizz : quatre part de cognac,
un jus de citron et son zeste, une cuillère à café
de sucre, shaké vigoureusement avec de la glace, versé
dans un verre et complété avec de l'eau à gazeuse),
près de la chaleur des pierres brûlées par le
soleil, face aussi à cette pile de livres sur la table de
bois...
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Rhum
de Blaise Cendrars |
Jamais livre
aussi mince ne m'aura paru aussi épais.
J'ai un faible pour Blaise Cendrars. Je ne le cache pas. Je ne sais
pas trop si c'est pour son uvre ou pour sa vie. Lui-même
ne faisait pas bien la différence. Moravagine
me fait toujours l'effet d'un des romans les plus modernes qui soient.
D'Outremer à Indigo réalise le mariage idéal
entre la mélodie envoûtante des récits sud-américains
et l'humour railleur de l'écrivain. Les Pâques à
New-York continue de me donner la chair de poule à chaque
relecture
Rhum fut un réel défi. Je m'attendais à
un récit poétique et enlevé. Je m'attendais
à enlever le bouquin comme on cueille, en passant, une rose
poussant dans le jardin du voisin. Ca ne fut pas vraiment ça.
Disons que la rose était bien accrochée. Cendrars,
en bon journaliste, fouille et déterre ses arguments. S'il
nous en épargne l'essentiel, il ne peut faire l'économie
des tracas administratifs et financiers par lequel passa cet homme
extraordinaire. Il voulait régner. On a voulu l'abattre.
Peut-être y a-t-on réussi. Ce simple fait suffirait
à le rendre remarquable : l'histoire doute encore à
son propos. Chaque historien tranche, pourtant l'histoire ne s'est
toujours pas décidée.
Cendrars, lui aussi, tranche. Il ne pouvait que voter en faveur
de cet homme dont la vie d'aventurier-voyageur-prospecteur-député-homme
d'affaires-poète était un tel écho à
la sienne. Il tranche mais tient à emporter l'adhésion.
Et soudain, on se retrouve submergé par des pages de procédures
administratives, des litanies de patrimoines, des dates, des noms,
des lieux et des déclarations. Au cur du livre, on
pourrait se croire dans César Birotteau. N'était
cette obsession de Cendrars à embrouiller. Les dates se mélangent.
Le récit se projette, puis revient sur lui-même, en
une série d'allers-retours qui nous perd. A certains moments,
je l'avoue, j'ai failli me décourager. Et puis quoi ! Défait
comme ça en à peine 120 pages ! Il aurait fait beau
voir ! Je la voulais, ma rose !
J'ai fini par l'avoir. Le dernier mot revient aux mots, justement.
Le récit s'achève sur un hommage splendide à
la vie de Jean Galmot. Signé Jean Galmot soi-même.
Je ne résiste pas à la tentation d'en livrer quelques
phrases, tant pis pour les droits d'auteur : " Un jour,
une femme est venue
[
] Ses yeux, lumière dans
la lumière, sont le seul souvenir
Pour elle, je voudrais
recommencer la vie. Quel est l'homme qui pour rencontrer cette femme
n'entrerait pas, en pleurant de joie, sur la route sanglante qui
fut la mienne ? "
Rhum n'est pas franchement la meilleure approche de Cendrars.
A ceux qui sont encore vierges sur le sujet, je suggèrerais
de commencer par Moravagine (ou par l'Or, pour les
plus paresseux.) Aux autres, je dirais malgré tout : achetez-le.
Ne serait-ce que pour m'éviter un procès pour citation
intempestive. J'avoue qu'après l'avoir refermé, je
n'ai plus qu'une confiance modérée dans la justice
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FXS |
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Abzalon
de Pierre Bordage |
Pierre Bordage
est une valeur sûre de notre paysage littéraire de
Science-Fiction, et l'on est à peu près certain de
passer un bon moment avec n'importe lequel de ses livres. Evidemment,
certains sont plus faibles (comme Wang)
que d'autres (Terra Mater, La citadelle hyponeros,
la fable de l'Humpur...).
Abzalon est assez réussi dans la veine des huis-clos
galactiques : un vaisseau colonisateur doit fonctionner automatiquement
pour amener une population humaine jusqu'à une planète
trop lointaine. Les siècles du voyage doivent se dérouler
sans que les les humains du bord ne deviennent fous. Les brillants
concepteurs du voyage imaginent de réunir dans le vaisseau
des populations violemment antagonistes par leurs traditions et
cultures (et pour cause ! L'une d'elle est constituée par
les survivants d'un bagne mortel) et de prévoir les moments
et conditions de leurs mises en contact au sein du navire pour constituer
une logique d'affrontement propre à entretenir l'instinct
de survie des futurs colons. Bien sûr, rien ne déroulera
comme prévu, les factions en lutte lors de la construction
du navire ayant chacune imaginé des déroulements différents
et saboté les programmations et les infrastructures du vaisseau.
Tout est là pour faire un bon roman. Mais Pierre Bordage
cède souvent au symbolisme religieux avec lequel il pense
sans doute renforcer l'étoffe de ses romans, et malheuresement
ses symboles sont souvent si éculés (personnages christiques,
rédemption omniprésente, virginité, prophétie...)
qu'ils ne font que parasiter le déroulement du livre. Je
persiste à croire qu'il pourrait s'en passer et devenir un
conteur extraordinaire, l'équivalent français d'un
Silverberg. A la différence de La fable de l'Humpur
qui innovait dans l'exploration mythologique des origines, Abzalon,
comme Wang, pèche par le prêchi-prêcha.
Mais que cela ne vous empêche pas de le lire et d'apprécier
les péripéties du vaisseau fonçant sans pilote
dans les ténèbres de l'espace ouvert...
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PmM |
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Le
Seigneur des damnés
de Robert Silverberg |
Quand j'étais
petit, pendant les vacances d'été, je me délectais
certains soirs des mirobolantes aventures de la Marquise des Anges,
dont les rebondissements vus et revus gardaient toujours la même
saveur prévisible. Ah, Joffrey de Peyrac, le Rescator, c'était
l'aventure. Un peu plus tard, je dévorais les pages magiques
de Jules Verne ou d'Alfred Van Vogt, et j'y retrouvant ce souffle
épique qui me plaisait tant.
Depuis, j'éprouve toujours un grand bonheur quand je tombe
au hasard des rayonnages de ma chère bibliothèque
publique sur un livre d'aventures, et particulièrement quand
ce livre mélange les faits historiques au romanesque le plus
échevelé, ce qui est le cas du Seigneur des Damnés.
Je ne vous dévoile rien pour que vous puissiez être
surpris et enchanté comme je l'ai été (en espérant
que vous êtes sensible à ces livres comme je le suis,
sinon vous pourriez trouver ce livre aussi faux qu'un décor
de western en carton pâte), mais je vous donne quelques éléments
susceptibles de vous mettre en appétit : l'Afrique inexplorée,
des comptoirs de commerce, des intrigues de palais, un pilote de
navire anglais prisonnier des portugais, des tribus sauvages en
guerre, des femmes lascives ou amoureuses, des expéditions
dangereuses, de l'or, des fièvres, des festins, des batailles,
la force et l'intelligence, des mousquets, des arcs, des navires,
le craquement des mâts, la savane, l'herbe jaune qui ondule
sous la chaleur, des fauves, la chair humaine qui mijote,
des prêtres en soutane et d'autres nus, des cérémonies
barbares, des prisons, des cachots, l'air du large, des vapeurs
méphitiques...
Et par dessus
tout, le souffle, le souffle, le souffle de Silverberg dont on ne
dira jamais la maîtrise du conte, des rebondissements et des
péripéties. Finalement, les livres qui vous laissent
navrés de quitter leur héros sont peu nombreux : le
Seigneur des Damnés en fait partie.
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PmM |
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Dersou
Ouzala
de Vladimir Arseniev |
Un de mes amis
m'avait prêté le DVD de Dersou Ouzala de Kurosawa,
film qu'il vénère tout particulièrement, mais
comme je vais plus souvent à ma bibliothèque municipale
que dans un endroit équipé d'un lecteur de DVD (par
la force des choses en fait : je vis dans les égoûts),
j'ai trouvé le livre qui a inspiré le film, c'est
dire si j'ai du bol.
Dersou Ouzala est un classique de l'exploration russe, de
ces rencontres entre les pionniers d'une Union Soviétique
triomphante et les populations, toujours plus à l'Est, qui
vivent sans le savoir dans le plus grand pays du monde. Vladimir
Arseniev est un géomètre de l'Armée Rouge chargé
d'établir la cartographie des régions sibériennes.
Il rencontre, au cours d'une de ses expéditions Dersou Ouzala,
trappeur frustre et charismatique, entretenant avec la nature des
liens chamaniques. S'en suit un double rapport d'initiation : celle
de l'homme moderne redécouvrant la nature et les liens empiriques
qu'on peut tresser avec elle et, dans une dernière partie
tragique, celle de l'homme-sauvage (cette partie est traitée
par Kurosawa dans le style de L'enfant sauvage de Truffaut,
ce qui, pour un homme de 50 ans est un peu curieux) confronté
à la ville et à la vie moderne. Venu chez son ami
en raison d'une vue usée par l'âge et qui ne lui permet
plus d'assurer sa subsistance par la chasse, dans une ville où
il n'a pas le droit de tirer un coup de fusil et où l'on
doit payer l'eau, Dersou décline et déprime. Il décidera
de repartir pour connaître une mort certaine là où
il a toujours vécu, dans la steppe.
Le livre d'Arseniev est passionnant, ce n'est pas de l'ethnologie,
c'est plus un récit de voyage tendre et un peu triste, le
film de Kurosawa en est une magnifique adaptation.
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EM |
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Une
femme là-dessous
de Charles Williams |
Il existe une
classe à part de romans policiers dont la caractéristique
est de mettre en scène un enchaînement de causes et
de circonstances si parfaitement combinées que le lecteur
va de surprise en surprise, épousant souvent les vicissitudes
des personnages, et se retrouvant aussi irrémédiablement
piégé qu'eux à la fin de l'ouvrage. Ces romans
policiers constituent pratiquement un genre à part, au même
titre que les récits de détectives, les meurtres en
chambre close ou les relativement récentes cyber-enquêtes.
Dans ces romans, peu importe en définitive le lieu, les protagonistes,
l'histoire, les mobiles ou même les crimes ; si l'on reste
captivé, c'est par l'implacable enchaînements des détails,
des causes et des retournements de situation, avec lesquels les
auteurs arrivent parfois à vous faire épouser les
causes les plus inattendues.
Une femme là-dessous est exactement de ce calibre.
Publié en 1951 par Charles Williams (auteur du fantastique
Fantasia chez les ploucs), ce roman parvient à nous
faire compatir aux malheurs de Barney, dont les tentatives pour
s'assurer d'un magot illégal s'engluent dans les coïncidences,
les quiproquo et les péripéties malheureuses. Jusqu'à
l'extrême fin, on vibre avec Barney, et ses épreuves
nous placent dans la situation un peu étrange de souhaiter
la réussite d'un filou aux petits pieds. Et jusqu'à
l'extrême fin, on en sait pas si Barney va s'en sortir ; à
chaque fois que l'on croit le voir réussir, un détail
annonce la catastrophe imminente, à chaque fois qu'il se
retrouve piégé, une solution se présente. Sacré
Barney !
Charles Williams excelle dans ce type de récit, et il est
avidemment difficile de lâcher Une femme là-dessous
avant d'avoir eu le fin mot des tribulations de Barney Godwin.
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PmM |
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Le
Business
de Iain Banks |
Dans notre dernier
numéro, je vous parlais des risques à émettre
une quelconque critique au sein de la rédaction de KaFkaïens
sur les livres de Iain Banks : parmi nous, certains sont prêts
à mordre pour défendre cet auteur, et je dois avouer
que j'en fait partie. Je n'avais jamais lu de romans "classiques"
de Banks, uniquement ses uvres de SF (vous savez qu'il signe
Iain M. Banks pour ses livres de SF et Iain Banks tout court pour
le reste) si l'on excepte Entrefer, qui reste tout de même
un roman fantastique. J'étais curieux de lire Le Business
pour voir Banks à l'uvre dans un contexte plus réaliste,
d'autant plus que la 4ème de couverture évoque plus
Sulitzer qu'autre chose : monde de la finance internationale, une
femme belle, intelligente et prête à tout pour réussir
prise dans une machination au sein de sa tentaculaire entreprise,
machination qui comporte outre des transactions boursières
louches, l'achat d'un pays par cette même entreprise (dont
les dirigeants rêvent d'un fauteuil à l'ONU
),
le pays en question était gouverné par un roi amoureux
de la femme en question. Ouf !
Comme moi, vous vous dites,
alors là, avec une trame aussi nunuche, Banks va sans doute
exploser la baraque. Et bien, à mon grand regret, pas du
tout. C'est même limite nul. Tout se passe exactement comme
cela doit se passer : l'héroïne sauve le petit pays
sous-développé dont elle est tombée amoureuse
parce que, même s'ils n'ont pas l'eau chaude, ses habitants
sont des vrais gens, pas comme les riches financiers, et finit par
épouser le roi pour guider le pays en question vers la modernité
et la démocratie, ah non, pardon, pas la démocratie.
Je suis prêt ici à dire combien j'aime les livres de
Banks, mais celui-ci
convenu, parfois limite grotesque, idéaliste
dans tout ce que ce terme peut parfois comporter de nocif pour la
littérature, à savoir les bons sentiments utilisés
comme style même au second degré
Certes, ça
se lit, c'est quelquefois drôle, et souvent amusant, mais
quant on aime Banks, le moins qu'on puisse dire, c'est qu'on est
sacrément déçu
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EM |
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