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De la ligne d'horizon
émane une nuée brune de chaleur intense qui brouille
le ciel et transforme le bleu limpide en une soupe jaunâtre
mal diluée. À cinq heures de l'après-midi, entre
deux dunes, l'attente ressemble à un abrutissement qui prendrait
des allures mystiques ; la cervelle liquéfiée est incapable
d'opérer correctement les liaisons synaptiques et les yeux
semblent vouloir définitivement se sécher dans la contemplation
animale du vide.
Il faut sortir, ne pas rester allongé là comme un cadavre
oublié des fossoyeurs ou des vautours, par peur de sentir sa
peau se rider et s'effriter comme un vieux parchemin, et entendre
craquer les os comme un fagot de brindilles sèches. Marcher,
et s'arrêter à quelques pas de la tente, dans un halètement
rauque que n'assourdit aucune brise, pas le moindre bruit, comme si
le soleil par sa violence avait imposé le silence au reste
de la création. Une main brûlante étreint la gorge
et une plaque de métal ardent sur les épaules veut nier
son existence.
Dans le camp sommaire rien ne bouge. Le regard balaie la morne immobilité
des instruments de prospection, les caisses descendues la vieille
de la jeep, la tente couleur sable et, à vingt mètres
sur la droite, les deux barils avec les échantillons et le
puits de forage. Tout cet outillage moderne, dénonçant
une activité humaine, des projets d'exploitation, lui paraissent
dérisoires face à l'étendue de sable et de pierres,
et prennent l'aspect peut-être plus probable d'un mystérieux
objet de culte, à l'usage de quelque anachorète primitif
accomplissant une cérémonie sans âge, le témoignage
d'une adoration tellurique ; ou bien, plus proche mais plus absurde
aussi, l'image d'un chevalet s'impose, d'un peintre impressionniste
en plein air, insensible au cauchemar qui a changé les champs
de blé et les ombrelles en la toile rude de la tente et la
caillasse brûlante du désert oriental.
L'équipe de prospection ne tardera pas maintenant. Le dernier
contact par radiophonie mobile laisse supposer une arrivée
à huit heures, si aucune tempête de sable ne vient arrêter
sa progression. Encore trois heures d'attente. Trois heures d'intimité
avec la nappe qui est là, en dessous, par lui découverte
et reconnue. Il se rappelle les mots appris : " Sous le sable,
les magmas s'écoulent et les cristaux s'orientent comme des
objets flottants dans l'eau courante. Plus tard, après l'orientation
interne des intrusions et des coulées survient la première
génération antérieure, enfoncée dans les
lits déformés par le pli
". Il écoutait
la parole savante, apprenait à connaître le crude dans
les livres pour devenir ingénieur, gagner de l'argent. Il découvrait
la secrète décomposition des acides lourds sous les
basaltes, les varves, les mollasses, et " leurs niveaux à
feuilles marquant les automnes passés ". Tous les mots
lui revenaient, qui lui confiaient l'étrange poésie
des migrations séculaires. Mais il était loin alors
d'imaginer cela : le désert, la chaleur d'enfer et la nappe
de nuit visqueuse qui l'attirait.
Il continue de marcher, aimanté par les cuves d'extraction
où reposent quelques litres de l'échantillon du forage
prospectif, existence brute de roche liquide. Le couvercle retiré,
il émane une odeur singulière, jamais la même,
parce que chaque terre, comme chaque individu, a son odeur, irréductible
à la généralité de l'espèce. L'huile
d'ici dégage une odeur écurante de souffre et
possède une couleur noire plus mate que partout ailleurs. La
pestilence est sa marque, reconnaissable entre toutes. Le brut de
Pensylvanie, mêlé de cires paraffiniques, l'huile de
Bornéo, parfumée d'hydrocarbures benzéniques,
distillent des arômes enivrants, presque féminins. Mais
au milieu de ce désert, les émanations sulfuriques semblent
confirmer comme une menace la perversion du forage, l'imposture du
raffinage. Elles dévoilent à l'amoureux du pétrole
son mystère et sa singularité. La naphte millénaire
et vivante mal minéralisée, la boue noire, l'obscure
digestion tellurique qui invite aux assimilations trompeuses, suggère
avec insistance l'idée d'un pacte où l'humanité
aurait vendu son âme contre les vomissures d'un Vulcain atrabilaire.
Ses deux mains s'enfoncent lentement dans la cuve et la masse de liquide
noir fait pour la première fois exister les appendices blancs
dans une nudité d'animal. Deux extrémités d'os,
de muscles et de nerfs recouvertes de peau s'engloutissent dans le
bitume onctueux qui les recouvre. Jamais les instruments qui fouillent
le sable et la roche pour découvrir la nappe n'ont su rendre
hommage à la magnifique horreur liquide. La distillation éteindra
les odeurs nauséabondes du souffre, mais les mains blanches
en se maculant seules scellent à ses yeux la relation niée
par le processus industriel.
Les émanations sulfureuses sont tellement intenses qu'elles
appellent l'évanouissement. La cervelle en ébullition
pousse son chant monotone en aveugle et les yeux dans les orbites
suppurent idiots et absents dans la contemplation du disque noir de
la surface. La matière informe semble retenir l'homme par les
mains, jouissant dans un frémissement invisible de ce miroir
de néant tendu enfin sur elle. L'homme regarde ses mains qui
ont disparu. Le pétrole semble le reconnaître. C'est
la peur au ventre qu'il pense au moment d'extraire les crochets organiques.
Que restera-t-il, rien ou trop peu définitif ?
Dans la ligne d'horizon palpite la petite tâche rouge de la
jeep de l'équipe d'exploitation. Le temps s'est arrêté
pendant un instant, mais l'horrible digestion du monde va bientôt
reprendre.
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DH |
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