La fille nourricière Retour à la page précédente Retour au sommaire de KaFkaïens Magazine
 


Les morts ne parlent pas. Ils souffrent et leurs gémissements sont comme le vent s'engouffrant dans les gorges de Kâsir. Ils pleurent et leurs sanglots font bouillonner les eaux des marécages. Nos morts ne sont pas en repos. Mon père lui-même les craignait, lui qui a passé la moitié de sa vie aux limites de l'Ouriol.
Je me souviens de leurs voix. C'est le chant de mon enfance. Elles me berçaient les nuits d'hiver quand, blottie dans mon lit, je ne parvenais pas à dormir à cause du froid qui faisait craquer les murs. J'entendais leur litanie se mêler au sifflement du vent. C'était comme si le pays tout entier veillait sur moi. Je n'avais pas à craindre des hommes. Ici, au bord des marais de l'Ouriol, quel mal pouvaient-ils bien me faire ? Qui aurait été assez fou pour venir se frotter à nos fantômes ?
Les morts ne marchent pas. Ils saignent depuis leurs tombes et leur sang a la couleur de l'encre. Les matins de printemps, j'allais courir les champs au bord des marécages. La rosée laissait sur l'herbe une pellicule visqueuse et noire. C'était comme si la nuit elle-même s'était vautrée là, laissant derrière elle des traces et une odeur de brûlure. Plus tard, elle s'évaporait en vaguelettes qui faisaient frissonner l'air.
Parfois, je restais à observer un oiseau se poser au milieu des marécages. Sa tête dépassait des herbes basses. Il inspectait les alentours, sautillait deux ou trois fois, picorait. Il disparaissait quelques secondes, surgissait à nouveau, me fixait d'un œil rond et recommençait son manège.
Je savais qu'il ne repartirait pas. Alourdies par la rosée noire, ses plumes refuseraient de le servir. Au bout de quelques instants, il tenterait de s'envoler. Il ferait quelques mètres avant de retomber. Il s'obstinerait, décollant, retombant, chaque fois moins loin. Ses tentatives s'espaceraient. Son plumage prendrait bientôt une teinte brun-noir. Il continuerait de me fixer de son œil rond. Puis il serait cloué au sol. Il s'agiterait encore. A mouvements lents et sans force, ses ailes chercheraient l'air. Enfin, épuisé, il ferait un faux pas et tomberait dans le marécage. Se débattre ne lui servirait à rien. En quelques minutes, les marais l'auraient avalé.
J'assistais au repas des morts. J'étais frappée de respect, honorée qu'ils me laissent les approcher, les regarder tendre leur toile de rosée. Personne, personne d'autre n'avait ce privilège. De retour à la ferme, j'entendais les ouvriers en parler, la voix blanche. " Ca sent la rosée noire, aujourd'hui… Je les ai entendus toute la nuit… Vivement l'été, je ne supporte plus le printemps… Cet endroit me rend marteau."
Je les écoutais sans rien dire. Je ne comprenais pas leur peur. Le marais ne m'avait jamais rien fait. Un jour, m'étant aventurée trop loin, j'étais moi aussi tombée dans ses eaux huileuses. Je m'en étais sortie sans une égratignure. Le marais m'avait refusée. Les morts de l'Ouriol ne m'auraient pas touchée. J'étais leur enfant chérie. J'entendais leurs chants et dans mon cœur, je leur souriais.

A huit ans, je ne connaissais personne. J'étais heureuse. Je poussais comme une âme libre. Mon univers était restreint aux ouvriers de la ferme qui m'appelaient enfant et maîtresse, et à mon père, métayer d'une propriété très vaste mais rendant mal. Il n'y avait pas assez de chaleur pour faire pousser du riz, et trop d'eau pour obtenir un blé correct. Nous élevions une race de bêtes assez résistante. Leur long pelage brun se vendait bien, mais leur lait était chiche et leur viande avait un fumet qui ne plaisait guère. Dans les forêts clairsemées des environs, les derniers gros animaux étaient les lynx. Parfois, on entendait un loup hurler. La chasse ne ramenait que des lièvres ou des perdrix. Il y avait des siècles que les saumons ne remontaient plus la Manera jusqu'au sommet du Kâsir.
J'ai toujours mangé à ma faim, autant que je me souvienne. Je n'ai jamais manqué de rien. Mon père était âgé. Je suis le fruit d'un mariage tardif, d'un amour qu'il n'attendait plus. Il s'est occupé de moi. Il m'a appris à lire, mais ça ne m'intéresse pas. Je préfère qu'on me raconte. Nous ne possédions que deux ou trois traités de morale et quelques revues techniques sur l'entretien des armes. Et une bible dont il me lisait des passages, le soir, quand il n'était pas retenu par la ferme. Je n'ai jamais rien compris à la litanie des rois et des prophètes. Mon récit favori est Sodome et Gomorrhe. Cette histoire de deux villes rasées par le mépris d'un dieu a quelque chose de rassurant. C'est ce marchandage éhonté d'Abraham… Un dieu qui accepte de marchander avec son peuple n'est pas si terrifiant. Ou il est bon, ou il est naïf. Dans les deux cas, on peut en faire façon.
Ma mère est morte deux ans après ma naissance. Je n'ai jamais vraiment su comment, et je n'ai pas de souvenir d'elle. Je ne me souviens que des quelques femmes qui ont traversé la vie de mon père. Les donneuses. Elles entraient, restaient quelque temps, tombaient enceintes, accouchaient puis disparaissaient. Je n'ai gardé qu'un petit frère. Le dernier.

Il m'est arrivé, à moi aussi, de donner à manger aux morts.

 
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