Hong Kong Stories Retour à la page précédente Retour au sommaire de KaFkaïens Magazine
 
 
7 avril 2003
 

La contamination des habitants de la résidence Amoy Gardens a marqué la fin de cette période déconcertante et le début d'une autre, relativement plus difficile, où la surprise des premiers temps s'est peu à peu transformée en panique. Les habitants de Hong Kong n'auraient jamais pensé que leur ville puisse être un lieu particulièrement désigné pour que les gens ne puissent respirer à l'air libre qu'à leurs risques et périls ou qu'ils se contaminent mutuellement en appuyant sur un bouton d'ascenseur. De ce point de vue, ils se trouvaient dans l'erreur. Si tout s'était arrêté là, les habitudes l'auraient sans doute emporté. Mais d'autres parmi les habitants, et qui n'étaient pas toujours ni des promeneurs insouciants, ni des locataires malchanceux, durent suivre la route sur laquelle les habitants d'Amoy Gardens s'étaient engagés les premiers. C'est à partir de ce moment que la peur, et la réflexion avec elle, commencèrent.
Au lendemain des événements d'Amoy Gardens, de grandes brumes couvrirent le ciel. Un bruine fine s'étendit sur la ville , suivie par une fraîcheur insidieuse. La mer elle-même avait perdu son bleu profond et sous le ciel brumeux, elle prenait des reflets de fer ou d'argent, douloureux pour la vue. Dans la ville blottie dans sa baie, une torpeur morne régnait. Au milieu de ses longs murs de béton, parmi les rues aux vitrines poudreuses, dans les tramways brinquebalants, on se sentait un peu prisonnier du ciel. Toute la ville traversait une phase d'abattement, c'est du moins l'impression qui poursuivait les habitants le matin, quand ils se rendaient à leur travail. Bien sûr, cette impression était irrationnelle. Ils l'attribuaient aux préoccupations dont ils étaient assaillis.
Chaque soir, dans un nouveau quartier de Kowloon, un homme était saisi d'une brusque fièvre et se trouvait incapable de respirer. Déjà, on appelait les médecins ailleurs pour d'autres cas semblables. Il fallait acheminer les malades vers des unités spécialisées et mettre les familles en quarantaine. Le gouvernement établissait autour de la zone infectée un cordon sanitaire et livrait gratuitement de la nourriture aux habitants enfermés chez eux. Quelquefois, les malades mouraient mais rien ne filtrait à l'extérieur des conditions de ces décès. La presse mondiale, si peu bavarde quant à l'épidémie à Canton, fit ses gros titres sur l'épidémie à Hong Kong. C'est que les habitants de Canton meurent dans leurs chambres et les habitants de Hong Kong dans les hôpitaux. Et les journaux ne s'occupent que de ce qui se passe dans au vu et au su de tous.

Certes, cela faisait un certain temps que la municipalité de Canton avait commencé à s'interroger. Mais aussi longtemps que chaque médecin n'avait connaissance que de deux ou trois cas, personne n'avait songé à bouger. Il suffisait pourtant que quelqu'un songeât à faire l'addition. Elle était consternante. En quelques semaines à peine, les cas mortels s'étaient multipliés et il devint évident qu'il s'agissait d'une véritable épidémie. Certains médecins tentèrent d'alerter l'opinion. Mais ils furent peu relayés. L'opinion publique, c'est sacré : pas d'affolement, surtout pas d'affolement. Et puis comme disait un de leurs confrères : " C'est impossible, tout le monde sait que les grandes épidémies ont disparu des pays développés. " Oui, tout le monde le sait, sauf les malades.
Et cependant, deux jours à peine après l'annonce de la Chine, le mot " épidémie " venait d'être prononcé pour la première fois, à la grande surprise des habitants de Hong Kong. Qu'on nous permette de justifier cette réaction, puisque cette réaction fut aussi celle des autres habitants de la planète. Les fléaux sont chose commune, mais on croit difficilement aux fléaux quand ils vous tombent sur la tête. Il y a eu dans le monde autant d'épidémies que de guerres. Et pourtant, pestes et guerres prennent toujours autant les gens au dépourvu. Quand la guerre a éclaté fin mars, les gens ont dit : " cette guerre n'aura pas lieu, c'est trop bête. " Et sans doute, cette guerre est trop bête mais ça ne l'empêche pas d'avoir lieu. La bêtise insiste toujours, on s'en apercevrait si on ne pensait pas toujours à soi.
Les habitants de Hong Kong à cet égard étaient comme tout le monde, ils ne croyaient pas aux fléaux. Le fléau n'est pas à la mesure de l'homme. Le fléau est irréel, c'est un mauvais rêve qui va passer. Mais il ne passe pas toujours, ce sont les hommes qui finissent par passer, et les incrédules en premier lieu, parce qu'ils n'ont pas pris leurs précautions. Les habitants de Hong Kong n'étaient pas plus coupables que d'autres. Ils pensaient que tout était encore possible pour eux. Ils continuaient de faire des affaires, d'organiser des voyages et d'avoir des opinions. Comment auraient-ils pensé à l'épidémie qui supprime l'avenir, les déplacements et la discussion ?Ils se croyaient libres et personne ne serait jamais libre tant qu'il y aurait des fléaux.

Cette nuit, la pluie est enfin tombée sur la ville, épaisse et drue. J'aime l'entendre déferler sur les toits plongés dans l'obscurité. La ville devient un tambour qui résonne sous les doigts du ciel. L'eau et la terre se mélangent. Le silence devient palpable, comme l'air, brèves taches claires dans l'océan de la nuit. Le monde secret de mon enfance : la pluie comme un répit après les grandes chaleurs de la journée, charriant de la boue rouge, les rues changées en fleuves éphémères et les maisons en bateaux. On se retrouve emmuré vivant, l'oeil troublé, la peau tendue, offerte. La pluie. Me voici aujourd'hui dans mon lit, à Hong Kong, essayant de deviner sa fraîcheur et son intensité à travers les fenêtres fermées, son ruissellement sur les branches et le béton fondus en une seule coulée. Je me lève pour reprendre ma lecture. Où en étais-je ? Page 39…

Il suffisait pourtant que quelqu'un songeât à faire l'addition. Elle était consternante. En quelques semaines à peine, les cas mortels s'étaient multipliés et il devint évident pour ceux qui se préoccupaient de ce mal curieux qu'il s'agissait d'une véritable épidémie. C'est le moment que choisit Castel, un confrère de Rieux, beaucoup plus âgé que lui, pour venir le voir.

- Naturellement, vous savez ce que c'est, Rieux ?
- J'attends le résultat des analyses.
- Moi, je le sais. Et je n'ai pas besoin des analyses. J'ai fait une partie de ma carrière en Chine, et j'ai vu quelques cas à Paris, il y a une vingtaine d'années. Seulement, on n'a pas osé leur donner un nom sur le moment. L'opinion publique, c'est sacré : pas d'affolement, surtout pas d'affolement. Et puis comme disait un de leurs confrères : " C'est impossible, tout le monde sait qu'elle a disparu de l'Occident " Oui, tout le monde le sait, sauf les morts. Allons, Rieux, vous savez aussi bien que moi ce que c'est.

Rieux réfléchissait. Par la fenêtre de son bureau, il regardait l'épaule de la falaise pierreuse qui se refermait au loin sur la baie. Le ciel, quoique bleu, avait un éclat terne qui s'adoucissait à mesure que l'après-midi avançait.

- Oui, Castel, dit-il. C'est à peine croyable. Mais il semble bien que ce soit la Peste.

 
 
 
PVK
ohoui@kafkaiens.org vos réactions ahnon@kafkaiens.org
  KaFkaïens Magazine - Tous droits réservés Retour à la page précédente Retour au sommaire de KaFkaïens Magazine