Le bus de David
à Bocace Del Toro est comme tous les autres. Avec la Vierge
en statue et des autocollants à la gloire du Christ. Des grigris,
des froufrous et la musique en fond, toujours la même d'ailleurs
- Brazil, Venezuela, Panama, Columbia. Il passe beaucoup de monde
dans ce bus. Mais je ne peux pas dormir.
Jai toute
la forêt qui défile sous mes yeux et c'est incroyable.
Il a plu, il pleut encore par à coups. Et cette lumière
dehors, belle à pleurer, extraordinaire, la lumière
sur la forêt, belle à se tordre: j'ai envie de la presser,
d'en recueillir la liqueur au fond d'un verre, de la boire, de la
manger. Elle doit être sucrée, forte, chaude, elle
doit mettre la gorge en feu brutalement, incendier loesophage
en hurlant de joie, donner des coups de sabre dans la cage thoracique,
et puis poursuivant sa trajectoire, s'épanouir dans un poudroiement
de braises, en prenant son temps avant de s'installer pour longtemps.
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La pluie a cessé.
Il doit être 16h et les rayons obliques du soleil tranquille
se frottent aux reflets brillants, gris et roses de fin d'averse.
La clim a été coupée et par les fenêtres
ouvertes l'odeur du dehors, fertile, chaude se pose sur le front
des dormeurs en soulevant à peine leurs cheveux. La forêt
frémit et bouge comme une bouche qui respire. Dense, enragée,
noire dans son cur, gavée de sève et d'horreur
- une orgie. Je la revois, levant ses bras au ciel en signe d'imploration
ou alors de menace, ces troncs épais et mousseux, ces lianes
gonflées, harassées d'humidité, ce vert tendre,
dur et profond; et là cet arbre élancé - une
danseuse portant en couronne un jaillissement de larges feuilles
grasses et fuchsias, et ici cet autre trapu, ébouriffé
et qui secoue ses gouttes de pluie comme un baigneur ses cheveux.
Je les vois ces corps mous, alourdis d'eau de pluie et de paresse,
abritant tapies de méchantes humeurs, toujours prêts
à cingler. Ils se marchent dessus, s'assomment, se passent
par en dessous, se mordent en poussant des grognements étouffés,
de gras sanglots et de profonds soupirs. Monstrueux fatras. Impossible
déferlement de vie, exigeante, grouillante, luisant sous
les nappes d'eau saturées de soleil - femme furieuse et pleine,
étourdie de vapeur, de brouillard et d'orgueil.
Les enfants
montent par grappes, tous « indios », en uniforme impeccable,
chemisette blanche et jupe plissée bleu marine pour les filles,
pantalon à pinces pour les garçons. Ils rient, cherchent
une place libre, se bousculent dans un flot d'espagnol limpide tombant
comme une pluie de grelots, allant puiser très loin ses gutturales,
traînant à plaisir sur les voyelles, avec des roulements
de langue sérieux pour faire danser les "r".
Le vent de la
course s'engouffre dans le bus. Chacun a largement ouvert sa fenêtre
maintenant, le véhicule est trop chargé, trop de corps,
trop de buée, il fait trop chaud. Les corps des passagers
debout oscillent dans un rythme qui imprime à leurs silhouettes
la courbe de parenthèses sarrondissant pour se cambrer,
et chavirant toutes ensemble dans un beau mouvement lent.
Je ne bouge
pas, la banquette colle à ma peau. La chaleur humide rend
niaisement docile. Je prends exemple sur cette Indienne qui est
montée à David avec son bébé - une petite
fille pleine de plaques d'eczéma. Cela fait deux heures que
l'Indienne n'a pas bougé d'un cil. Elle a le visage large,
la peau graissée par la chaleur, une _expression impassible
et un sourire à peine né. Son enfant dort. J'aimerais
la connaître et lui demander comment faire pour être
en paix. Je l'observe, je force mon corps à imiter le sien.
C'est vrai que ça marche - ou est-ce de la voir qui m'apaise?
Ne pas bouger: d'accord pour la chaleur, je n'en souffrirais plus,
inutile de lutter. Je me rends avec bonheur - surtout ne pas bouger
et devenir comme cette forêt, comme cette bouche: respirer
sans bruit.
Je respire un
parfum inconnu. Je lai trouvée belle cette adolescente.
Je la regarde. Elle vient de sortir un fruit odorant dont je n'ai
jamais cherché le nom tant il paraissait faire partie d'elle-même.
Un fruit à l'écorce grumeleuse, verte naturellement,
quelle tient lové dans le tendre creux de sa main.
Elle le caresse de la pulpe de ses longs doigts brun clair, attentive
aux aspérités de lenveloppe boursouflée,
gluante et ensoleillée, avec cette perplexité rêveuse
qui n'attend aucune réponse.
Maintenant,
elle entreprend d'en ôter la peau, fondant les verts filaments
sous le rose de ses ongles, à petits coups secs et précis
avec une tranquille agilité. A chaque étape de ce
méthodique dépouillement, elle plonge avec ravissement
lécorce de son fruit et sa chair denfant dans
la brume perlée de pluie. Le vent disperse les lambeaux de
peau arrachés et inspire damples arabesques au bras
poli tel un jeune rameau sans écorce, dénudé.
De ce corps
lisse et étonnamment frais malgré l'écrasante
chaleur, émane lacide fragrance de lenfant-fruit
mêlée aux brises de sueur, aux bouffées d'air
lourd et à la saveur poisseuse du cuir des banquettes. Une
odeur entêtante qui colle, prend à la gorge et fait
palpiter les narines, écurante, irritante et délicieuse.
Et puis il faut
la voir planter vivement ses dents dans la chair offerte, en faisant
jaillir des étincelles de suc et de salive, en clignant des
yeux, tandis que le rouge monte à son front clair. Elle prend
de grandes inspirations, aspirant la pulpe en bavant un peu avec
un naturel exquis, concentrée, et promenant de temps en temps
des regards indifférents sur les voyageurs endormis, sur
la nuit qui vient, sur les larmes juteuses qui roulent le long de
ses mains.
Et la voilà
qui lagite encore cette main légère dans le
sauna du dehors épaissi par la nuit, sa main suspendue comme
laile déployée dun oiseau, pour rincer
le sang du fruit à leau de pluie. Jy ai vu un
signe dadieu.
A chaque village
en ruine, un enfant crie :"Disculpe !".Le bus s'arrête,
lenfant descend, avec parfois quelques voisins, pour rejoindre
des parents, des amis nus pieds, avec sur le dos des loques doccidentaux
- des fringues de pauvres. Elle aussi vient de senvoler, légère
toujours - une grâce d'oiseau.
Elle sen
va, il fait nuit.
Tout est désespérément
calme et absolument vert. Nous, on reste là, l'Indienne et
moi, je ne la quitte plus des yeux. Sa petite s'est réveillée,
elle chante. Autant qu'un enfant de cet âge peut chanter.
Mais c'est vrai pourtant qu'elle tente de suivre les rythmes de
la radio en gloussant.
Quand je pense
à ce bus, de David à Bocace del Toro, il me semble
que je les entends chanter les enfants. Mais cela aussi jai
dû linventer.
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