Le Fauteuil en Velours Brun Retour à la page précédente Retour au sommaire de KaFkaïens Magazine
 

Eté, azur ! Insectes vibrionnants autour de la table, sous la terrasse ombreuse où s'accomplit l'infidélité au fauteuil tutélaire. Le chat lui-même est parti en colonie de vacances, nous laissant seul face à un verre embué promettant un délice (Brandy Fizz : quatre part de cognac, un jus de citron et son zeste, une cuillère à café de sucre, shaké vigoureusement avec de la glace, versé dans un verre et complété avec de l'eau à gazeuse), près de la chaleur des pierres brûlées par le soleil, face aussi à cette pile de livres sur la table de bois...

 
Rhum de Blaise Cendrars - Livre de Poche
Abzalon de Pierre Bordage - J'ai Lu SF
Le Seigneur des damnés de Robert Silverberg
Dersou Ouzala de Vladimir Arseniev - Pygmalion
Une femme là-dessous de Charles Williams - Folio
Le Business de Iain Banks - Belfond
 
 
Rhum de Blaise Cendrars

Jamais livre aussi mince ne m'aura paru aussi épais.
J'ai un faible pour Blaise Cendrars. Je ne le cache pas. Je ne sais pas trop si c'est pour son œuvre ou pour sa vie. Lui-même ne faisait pas bien la différence. Moravagine me fait toujours l'effet d'un des romans les plus modernes qui soient. D'Outremer à Indigo réalise le mariage idéal entre la mélodie envoûtante des récits sud-américains et l'humour railleur de l'écrivain. Les Pâques à New-York continue de me donner la chair de poule à chaque relecture…
Rhum fut un réel défi. Je m'attendais à un récit poétique et enlevé. Je m'attendais à enlever le bouquin comme on cueille, en passant, une rose poussant dans le jardin du voisin. Ca ne fut pas vraiment ça. Disons que la rose était bien accrochée. Cendrars, en bon journaliste, fouille et déterre ses arguments. S'il nous en épargne l'essentiel, il ne peut faire l'économie des tracas administratifs et financiers par lequel passa cet homme extraordinaire. Il voulait régner. On a voulu l'abattre. Peut-être y a-t-on réussi. Ce simple fait suffirait à le rendre remarquable : l'histoire doute encore à son propos. Chaque historien tranche, pourtant l'histoire ne s'est toujours pas décidée.
Cendrars, lui aussi, tranche. Il ne pouvait que voter en faveur de cet homme dont la vie d'aventurier-voyageur-prospecteur-député-homme d'affaires-poète était un tel écho à la sienne. Il tranche mais tient à emporter l'adhésion. Et soudain, on se retrouve submergé par des pages de procédures administratives, des litanies de patrimoines, des dates, des noms, des lieux et des déclarations. Au cœur du livre, on pourrait se croire dans César Birotteau. N'était cette obsession de Cendrars à embrouiller. Les dates se mélangent. Le récit se projette, puis revient sur lui-même, en une série d'allers-retours qui nous perd. A certains moments, je l'avoue, j'ai failli me décourager. Et puis quoi ! Défait comme ça en à peine 120 pages ! Il aurait fait beau voir ! Je la voulais, ma rose !
J'ai fini par l'avoir. Le dernier mot revient aux mots, justement. Le récit s'achève sur un hommage splendide à la vie de Jean Galmot. Signé Jean Galmot soi-même. Je ne résiste pas à la tentation d'en livrer quelques phrases, tant pis pour les droits d'auteur : " Un jour, une femme est venue… […] Ses yeux, lumière dans la lumière, sont le seul souvenir… Pour elle, je voudrais recommencer la vie. Quel est l'homme qui pour rencontrer cette femme n'entrerait pas, en pleurant de joie, sur la route sanglante qui fut la mienne ? "
Rhum n'est pas franchement la meilleure approche de Cendrars. A ceux qui sont encore vierges sur le sujet, je suggèrerais de commencer par Moravagine (ou par l'Or, pour les plus paresseux.) Aux autres, je dirais malgré tout : achetez-le. Ne serait-ce que pour m'éviter un procès pour citation intempestive. J'avoue qu'après l'avoir refermé, je n'ai plus qu'une confiance modérée dans la justice…

FXS
 
 
Abzalon de Pierre Bordage

Pierre Bordage est une valeur sûre de notre paysage littéraire de Science-Fiction, et l'on est à peu près certain de passer un bon moment avec n'importe lequel de ses livres. Evidemment, certains sont plus faibles (comme Wang) que d'autres (Terra Mater, La citadelle hyponeros, la fable de l'Humpur...).
Abzalon est assez réussi dans la veine des huis-clos galactiques : un vaisseau colonisateur doit fonctionner automatiquement pour amener une population humaine jusqu'à une planète trop lointaine. Les siècles du voyage doivent se dérouler sans que les les humains du bord ne deviennent fous. Les brillants concepteurs du voyage imaginent de réunir dans le vaisseau des populations violemment antagonistes par leurs traditions et cultures (et pour cause ! L'une d'elle est constituée par les survivants d'un bagne mortel) et de prévoir les moments et conditions de leurs mises en contact au sein du navire pour constituer une logique d'affrontement propre à entretenir l'instinct de survie des futurs colons. Bien sûr, rien ne déroulera comme prévu, les factions en lutte lors de la construction du navire ayant chacune imaginé des déroulements différents et saboté les programmations et les infrastructures du vaisseau.
Tout est là pour faire un bon roman. Mais Pierre Bordage cède souvent au symbolisme religieux avec lequel il pense sans doute renforcer l'étoffe de ses romans, et malheuresement ses symboles sont souvent si éculés (personnages christiques, rédemption omniprésente, virginité, prophétie...) qu'ils ne font que parasiter le déroulement du livre. Je persiste à croire qu'il pourrait s'en passer et devenir un conteur extraordinaire, l'équivalent français d'un Silverberg. A la différence de La fable de l'Humpur qui innovait dans l'exploration mythologique des origines, Abzalon, comme Wang, pèche par le prêchi-prêcha. Mais que cela ne vous empêche pas de le lire et d'apprécier les péripéties du vaisseau fonçant sans pilote dans les ténèbres de l'espace ouvert...

PmM
 
 
Le Seigneur des damnés de Robert Silverberg

Quand j'étais petit, pendant les vacances d'été, je me délectais certains soirs des mirobolantes aventures de la Marquise des Anges, dont les rebondissements vus et revus gardaient toujours la même saveur prévisible. Ah, Joffrey de Peyrac, le Rescator, c'était l'aventure. Un peu plus tard, je dévorais les pages magiques de Jules Verne ou d'Alfred Van Vogt, et j'y retrouvant ce souffle épique qui me plaisait tant.
Depuis, j'éprouve toujours un grand bonheur quand je tombe au hasard des rayonnages de ma chère bibliothèque publique sur un livre d'aventures, et particulièrement quand ce livre mélange les faits historiques au romanesque le plus échevelé, ce qui est le cas du Seigneur des Damnés.
Je ne vous dévoile rien pour que vous puissiez être surpris et enchanté comme je l'ai été (en espérant que vous êtes sensible à ces livres comme je le suis, sinon vous pourriez trouver ce livre aussi faux qu'un décor de western en carton pâte), mais je vous donne quelques éléments susceptibles de vous mettre en appétit : l'Afrique inexplorée, des comptoirs de commerce, des intrigues de palais, un pilote de navire anglais prisonnier des portugais, des tribus sauvages en guerre, des femmes lascives ou amoureuses, des expéditions dangereuses, de l'or, des fièvres, des festins, des batailles, la force et l'intelligence, des mousquets, des arcs, des navires, le craquement des mâts, la savane, l'herbe jaune qui ondule sous la chaleur, des fauves, la chair humaine qui
mijote, des prêtres en soutane et d'autres nus, des cérémonies barbares, des prisons, des cachots, l'air du large, des vapeurs méphitiques...
Et par dessus tout, le souffle, le souffle, le souffle de Silverberg dont on ne dira jamais la maîtrise du conte, des rebondissements et des péripéties. Finalement, les livres qui vous laissent navrés de quitter leur héros sont peu nombreux : le Seigneur des Damnés en fait partie.

PmM
 
 
Dersou Ouzala de Vladimir Arseniev

Un de mes amis m'avait prêté le DVD de Dersou Ouzala de Kurosawa, film qu'il vénère tout particulièrement, mais comme je vais plus souvent à ma bibliothèque municipale que dans un endroit équipé d'un lecteur de DVD (par la force des choses en fait : je vis dans les égoûts), j'ai trouvé le livre qui a inspiré le film, c'est dire si j'ai du bol.
Dersou Ouzala est un classique de l'exploration russe, de ces rencontres entre les pionniers d'une Union Soviétique triomphante et les populations, toujours plus à l'Est, qui vivent sans le savoir dans le plus grand pays du monde. Vladimir Arseniev est un géomètre de l'Armée Rouge chargé d'établir la cartographie des régions sibériennes. Il rencontre, au cours d'une de ses expéditions Dersou Ouzala, trappeur frustre et charismatique, entretenant avec la nature des liens chamaniques. S'en suit un double rapport d'initiation : celle de l'homme moderne redécouvrant la nature et les liens empiriques qu'on peut tresser avec elle et, dans une dernière partie tragique, celle de l'homme-sauvage (cette partie est traitée par Kurosawa dans le style de L'enfant sauvage de Truffaut, ce qui, pour un homme de 50 ans est un peu curieux) confronté à la ville et à la vie moderne. Venu chez son ami en raison d'une vue usée par l'âge et qui ne lui permet plus d'assurer sa subsistance par la chasse, dans une ville où il n'a pas le droit de tirer un coup de fusil et où l'on doit payer l'eau, Dersou décline et déprime. Il décidera de repartir pour connaître une mort certaine là où il a toujours vécu, dans la steppe.
Le livre d'Arseniev est passionnant, ce n'est pas de l'ethnologie, c'est plus un récit de voyage tendre et un peu triste, le film de Kurosawa en est une magnifique adaptation.

EM
 
 
Une femme là-dessous de Charles Williams

Il existe une classe à part de romans policiers dont la caractéristique est de mettre en scène un enchaînement de causes et de circonstances si parfaitement combinées que le lecteur va de surprise en surprise, épousant souvent les vicissitudes des personnages, et se retrouvant aussi irrémédiablement piégé qu'eux à la fin de l'ouvrage. Ces romans policiers constituent pratiquement un genre à part, au même titre que les récits de détectives, les meurtres en chambre close ou les relativement récentes cyber-enquêtes. Dans ces romans, peu importe en définitive le lieu, les protagonistes, l'histoire, les mobiles ou même les crimes ; si l'on reste captivé, c'est par l'implacable enchaînements des détails, des causes et des retournements de situation, avec lesquels les auteurs arrivent parfois à vous faire épouser les causes les plus inattendues.
Une femme là-dessous est exactement de ce calibre. Publié en 1951 par Charles Williams (auteur du fantastique Fantasia chez les ploucs), ce roman parvient à nous faire compatir aux malheurs de Barney, dont les tentatives pour s'assurer d'un magot illégal s'engluent dans les coïncidences, les quiproquo et les péripéties malheureuses. Jusqu'à l'extrême fin, on vibre avec Barney, et ses épreuves nous placent dans la situation un peu étrange de souhaiter la réussite d'un filou aux petits pieds. Et jusqu'à l'extrême fin, on en sait pas si Barney va s'en sortir ; à chaque fois que l'on croit le voir réussir, un détail annonce la catastrophe imminente, à chaque fois qu'il se retrouve piégé, une solution se présente. Sacré Barney !
Charles Williams excelle dans ce type de récit, et il est avidemment difficile de lâcher Une femme là-dessous avant d'avoir eu le fin mot des tribulations de Barney Godwin.

PmM
 
 
Le Business de Iain Banks

Dans notre dernier numéro, je vous parlais des risques à émettre une quelconque critique au sein de la rédaction de KaFkaïens sur les livres de Iain Banks : parmi nous, certains sont prêts à mordre pour défendre cet auteur, et je dois avouer que j'en fait partie. Je n'avais jamais lu de romans "classiques" de Banks, uniquement ses œuvres de SF (vous savez qu'il signe Iain M. Banks pour ses livres de SF et Iain Banks tout court pour le reste) si l'on excepte Entrefer, qui reste tout de même un roman fantastique. J'étais curieux de lire Le Business pour voir Banks à l'œuvre dans un contexte plus réaliste, d'autant plus que la 4ème de couverture évoque plus Sulitzer qu'autre chose : monde de la finance internationale, une femme belle, intelligente et prête à tout pour réussir prise dans une machination au sein de sa tentaculaire entreprise, machination qui comporte outre des transactions boursières louches, l'achat d'un pays par cette même entreprise (dont les dirigeants rêvent d'un fauteuil à l'ONU…), le pays en question était gouverné par un roi amoureux de la femme en question. Ouf !… Comme moi, vous vous dites, alors là, avec une trame aussi nunuche, Banks va sans doute exploser la baraque. Et bien, à mon grand regret, pas du tout. C'est même limite nul. Tout se passe exactement comme cela doit se passer : l'héroïne sauve le petit pays sous-développé dont elle est tombée amoureuse parce que, même s'ils n'ont pas l'eau chaude, ses habitants sont des vrais gens, pas comme les riches financiers, et finit par épouser le roi pour guider le pays en question vers la modernité et la démocratie, ah non, pardon, pas la démocratie.
Je suis prêt ici à dire combien j'aime les livres de Banks, mais celui-ci… convenu, parfois limite grotesque, idéaliste dans tout ce que ce terme peut parfois comporter de nocif pour la littérature, à savoir les bons sentiments utilisés comme style même au second degré… Certes, ça se lit, c'est quelquefois drôle, et souvent amusant, mais quant on aime Banks, le moins qu'on puisse dire, c'est qu'on est sacrément déçu…

EM
 
 
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