Tant qu'on vivra au milieu des fantômes… Retour à la page précédente Retour au sommaire de KaFkaïens Magazine
 

Ben moi je vais vous en raconter une, d'histoire qui a de l'intérêt.
On nous raconte pas tout. On nous raconte jamais tout. Et même si on le faisait, y'aurait quand même pas moyen de savoir. Pas moyen. Avant que le gars commence son histoire, on est déjà prêts à croire ou pas. En fonction de tout et de rien. De qui raconte, de nos problèmes, de ce qu'on croit savoir. La vérité, elle nous rentre dedans, elle est déjà tellement filtrée… Le vrai goût… C'est même plus de l'artificiel, ce qu'on en attrape. Même plus. Pour ça, faudrait pouvoir comparer avec l'original. Et l'original… Non, quand on la reçoit, la vérité, on est déjà fous. Des années qu'on est fous. On entend la vérité, et au bout du compte, à l'intérieur là, elle est jouée par nos fantômes.

Y'a cette môme que mes cousins ont adopté. Ils peuvent pas en avoir. Elle ou lui, je sais pas trop, j'évite d'en parler, ça a l'air d'un sujet qui fâche. Pas qui les peine, mais qui les fâche. Encore, ils voient ça raconté par leurs fantômes. Pas moyen qu'ils se mettent autour d'une table pour savoir de où ça leur vient, cette incapacité à se reproduire. Je suis sûr qu'ils l'ont su, un jour. Un jour, quelqu'un a dû leur dire. Ils ont dû s'empresser de se fabriquer un joli petit mythe autour de ça. Histoire que ça cadre avec leur dedans d'eux-mêmes, comment ils se voient. Maintenant, tu essayes de leur en parler normalement, tout de suite tu comprends rien. Tu sais rien. Tu te fais insulter, à te mêler de leur vie et tout, et puis ils s'engueulent entre eux. Même leur vie, ils sont pas d'accord dessus. Et vu de l'intérieur, je te fiche mon billet qu'ils ont tous les deux raison. Dur comme fer.

Bref, tout ça pour vous parler de leurs adoptés. Ouais, ils sont deux. Un gars une fille, frère et sœur. Lui, il est arrivé, il était tellement petit que j'aurais pas dit qu'il était vivant. Ou humain. On aurait plutôt dit un chat ou un petit chien sans poil ou je sais pas, mais pas humain. C'était rose, et ça dormait c'était tellement petit que ça avait l'air plié, je sais pas comment dire, un truc vivant, vaguement répugnant parce que ça se tortillait, mais un truc fabriqué en même temps. Pas moyen de penser que ce machin-là allait dans quelques années faire le branleur sur sa mobylette, porter des blousons en cuir, fumer des clopes et poser le coude sur le comptoir en disant Roger, t'en remettras une, c'est pour moi j'arrose mon tiercé. Et d'abord, comment vous voulez qu'il s'y prenne pour poser son coude sur le comptoir. Il sera jamais assez grand pour seulement grimper sur le tabouret.

Tellement petit, tu parles, il se souviendra pas. Pour lui, il est né en France. Qui est, n'est-ce pas, une terre où il fait bon vivre, une patrie de la liberté. Faudrait pas que vous preniez ça pour du second degré, je le pense vraiment, je suis sérieux. On est libre ici, je peux te le dire, comme je pourrais te dire le contraire, comme quoi c'est la preuve, pis pour ce qui est de bien vivre, y'en a quand même pas un qui oserait me contredire. Pas besoin d'aller loin, t'as qu'à voir en Angleterre ce qu'on leur donne à bouffer.

Mais elle… elle… tiens, on parlait de fantômes, elle, rien que quand je la vois, ça me donne envie de foutre le feu à l'église. Vous allez me dire, moi aussi j'ai mes fantômes. J'aime pas les curés, je suis en colère contre eux. Mais ma colère, c'est même plus de la laïcité, je suis bien au-delà. J'aurais aussi bien pu dire : foutre le feu à la mairie. C'est tout pareil. Quand il s'agit de nous faire avaler des immeubles, ils sont aussi bien doués l'un que l'autre. Ma colère, par rapport à ces deux-là, c'est une sorte d'absolu. J'en prendrais un pour taper sur l'autre. Jusqu'à ce que j'entende le doux bruit des têtes qui éclatent, tu sais, avec un bruit de pastèque. Prr!tch.

Cette gamine, c'est un cœur. Elle est, elle est toute mignonne. Elle a ses grands yeux tous bruns qui vous regardent comme ça, comme si à chaque fois que je lui parlais elle était au cinéma. Pis elle a une manière d'être contente de vous voir, vous pouvez que la croire. Tiens, si elle essayait de me faire avaler des immeubles, elle, ben ça me dérangerait pas. Faudrait que ça soit comme ça la manipulation pour que ça passe. T'as pas moyen de te mettre en colère, elle a qu'à me donner ses grands yeux, me regarder avec la bouche un peu ouverte, et pour le coup c'est moi qui goberais tout.

Quand je l'ai vue la première fois, je me suis dit ça va pas durer. Elle avait dix ans, je me disais c'est l'âge qui fait ça, le charme des gosses, leur air un peu perdu et tellement confiant. Et ben, six ans plus tard, c'est devenu une belle fille, mais ça n'a pas changé d'un cran. Et je la vois et je l'écoute me parler et je suis toujours aussi en colère. Qu'on aille pas me dire c'est la vie c'est comme ça, faut pas déconner, on a les moyens de faire autrement. On veut pas se donner la peine, c'est tout. Y'a des gars, passez-moi l'expression, qui pensent qu'à leur cul. Ils en ont rien à foutre des autres. Et pas spécialement les plus miséreux, qui sont comme ça. Eux, on leur pardonnerait presque. Le gars qui fait du marché noir, le petit dealer, le type qui va piquer dans les magasins. Presque. On peut pas franchement passer dessus. On a beau être dans un pays de la liberté, la liberté, ça se respecte. Moi j'en sais rien, ça me passe un peu au dessus, mais il me semble... En tout cas, la petite à ma cousine, ça…

Le truc c'est qu'elle est folle ! Pas méchante, juste, elle raisonne pas tout droit ! Elle est arrivée en France on sait pas trop comment… Enfin si, on a fini par savoir. Elle vivait dans une ferme par là, à l'est. Et puis un jour un prospecteur est arrivé, et puis il s'est passé ce qui devait se passer. Le coin regorgeait de pétrole. Pas facile à exploiter, il y avait des marais partout. Mais c'est l'urgence, en ce moment. Ils savent plus où chercher, ils sont bientôt à court alors tout est bon. Et la ferme de son père, elle y est passée comme le reste. Ils ont fait des pieds et des mains, ils ont payé des fortunes à droite à gauche, et ils ont fini par l'avoir. Tu parles, tu fais miroiter un million comme ça à un gars qui mettra trois générations à gagner le dixième, comment tu veux qu'il te dise non. Le proprio de la ferme a fini par dire oui. Mais le père de la petite, lui, il voulait pas. Non, il était pas proprio. Il exploitait juste. Il a résisté. Quand les types sont arrivés avec l'acte de vente, il les a reçus à coup de fusil. Il a dit de toutes façons, cette terre, elle apportera que des malheurs à ceux qui la voudront. C'est pas un endroit pour les étrangers. Et il avait raison. Quand on voit ce qui s'est passé après.

A coups de fusil. J'aurais pas fait mieux. D'après ce qu'ils ont dit au procès, il aurait blessé un flic. Et là, ça aurait tourné mal, évidemment. Les gars de la compagnie pétrolière sont revenus en force, il a tiré dans le tas, ils ont chargé et tout. Quand ils sont rentrés dans la baraque, le type était mort dans sa cuisine, il baignait dans son sang. Il avait pris cinq balles, vous entendez, cinq balles dans le caisson. L'autre là au tribunal, le procureur, a eu le culot de dire qu'il s'était suicidé. Cinq balles ! De qui on se fout… Et la petite était là, pas loin. Ils l'ont retrouvée planquée sous le lit.

Et c'est pas fini. Dans le couloir, ils ont retrouvé la mère. La mère qu'était tellement affolée, avec sa gamine et son bout de rien, là, qu'avait pas plus qu'un mois ou deux, elle s'est précipitée pour mettre la petite à l'abri. Je suppose. Ces connards sont entrés juste au moment, ils ont tiré au jugé et pan, pas de bol, c'est la pauvre bonne femme en chemise de nuit qu'a tout reçu.

Tiens, pourquoi je vous parle de vérité et de fantômes. Tout ce que je vous raconte, là, vous le verrez pas. J'ai vu la version officielle, moi. Ca a mis des années à être jugé, ce truc. Résultat, la compagnie de pétrole bien sûr, nada. Mains propres. C'est pas elle qu'a tiré, elle, elle a juste embauché le prospecteur. C'est pas elle non plus qu'a payé les flics pour qu'ils aillent faire le ménage. Elle a payé rien du tout, même que le maire du village, s'il a une grosse bagnole maintenant, ça a rien à voir. Les flics, bien sûr, comment tu veux faire quoi que ce soit. Dans un pays comme ça, c'est déjà bien qu'il en reste, faut pas non plus leur demander de bosser pour la gloire. Et le prospecteur… Ben le prospecteur, c'est le héros de la petite. Attention, faut pas toucher. C'est lui qui les a ramassés, qu'a fait tous les papiers pour qu'on prenne soin d'eux, qui leur a trouvé une famille et tout. C'est le fils de je sais plus qui, ou le neveu, des gens de la région que ma grand-mère connaissait. C'est comme ça que les gosses ont atterri chez ma cousine.

Et la petite arrête pas de se faire des histoires avec tout ça. Elle raconte que le marais était, comment, hanté ou quoi, qu'il y avait des morts dedans, c'est pour ça qu'il y a eu tout ce carnage. Les morts ont pas pardonné qu'on vende leur pays. Le prospecteur, elle veut rien entendre de méchant sur lui. J'ai essayé de lui expliquer une fois, que c'était lui justement qu'avait vendu la terre. Mais elle est trop jeune, qu'est-ce que vous voulez, il lui reste déjà plus grand-chose. Elle a plus son père ni sa mère, elle a que ça à se raccrocher. Elle est pas facile, avec ses yeux d'ange, elle parle pas des masses. Elle est restée sauvage. Ma cousine, il faut lui reconnaître ça, c'est une obstinée. Ca a mis des mois avant que la gamine lui parle. Et même maintenant, c'est pas toujours simple.

Je sais pas d'où ça lui vient, cette histoire de morts. Elle dit que c'est Dieu. Encore une connerie des curés, si vous voulez mon avis. Du bourrage de crâne, de la superstition à deux francs. Le Bon Dieu, je me demande quand est-ce qu'il va leur apprendre à se servir de leur cervelle, à ses enfants adorés. Il leur donne un bel outil, un cerveau comme il en existe pas d'autre, et puis après il laisse des mecs en robe en faire n'importe quoi en son nom à lui. Je crois que c'est pour ça que je crois plus. On peut pas à la fois croire dans le Bon Dieu et admettre qu'il soit aussi con. Ou aussi salaud. Il y a quelque chose qui marche pas.

Et après vous lisez dans les journaux, le pétrole c'est le problème des pays pauvres. Ils savent pas quoi en faire. Si on leur laissait, ils le laisseraient se perdre. Mais merde, c'est les seuls qu'ont un sou de jugement, au contraire. Le pétrole, faut le laisser se perdre, faut le laisser où il est. Et je dis pas ça rapport aux morts, hein ! Je dis ça rapport aux vivants. A ce rythme là, on en crèvera tous de leur or noir. Ceux qu'on bute pas pour qu'ils le donnent, on les asphyxie avec. Mais non, on est tous trop bien là, dans notre petit confort. Faudrait qu'on change de vie, qu'on trouve d'autres trucs, et surtout ça ferait changer le pognon de mains. Alors on préfère nous faire croire que notre vie, c'est la plus belle, c'est par là qu'il faut aller, on évolue, c'est la civilisation !

Excusez l'expression, mais civilisation mon cul, c'est de la manipulation. Moi, c'est ça que je dis. Tant qu'on continuera à vivre avec des fantômes…

 
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