J'ai toujours
aimé Camus. Son regard franc et chaleureux, sa décontraction,
son appétit pour la vie. J'ai lu La Peste une première
fois dans mon adolescence, pendant les vacances d'été.
Mes parents en gardaient une édition de poche sur une étagère,
à côté de La Condition Humaine de Malraux.
Sur sa couverture cornée, on voyait une grande ombre noire
dressée devant une ville assoupie au bord de la mer. Ses
pages étaient toutes jaunies. Je l'ai lue à l'ombre
des arbres de mon jardin, d'un seul trait, amassant des impressions
contradictoires. Il ne m'en est resté que l'aveuglante vision
d'Oran écrasée par le soleil et la peur. Ces derniers
jours, j'ai marché dans Hong Kong la main posée sur
ce livre. Son contact me rassure. Je le lis dans le métro,
dans les cafés. Je lui fais prendre l'air. Je sais que les
Chinois n'y verront pas de mauvais présage, puisqu'ils ne
peuvent en déchiffrer le titre. Il est difficile de décrire
le bonheur d'une telle lecture dans cette ville assiégée.
Ce matin, la brume était si épaisse qu'on ne voyait
presque plus la ville. Du 45ème étage, j'observai
en silence les tours émergeant lentement de cette purée
de poix. J'aime les bureaux au petit matin. On dirait un décor
de théâtre abandonné. Les tables, les chaises,
les ordinateurs ont l'air désoeuvré. Je goûtai
en ces lieux un étrange repos. Ce matin, j'ai compris à
quel point j'ai fini par m'attacher à cette ville. J'ai aussi
compris pourquoi seules les choses empreintes d'une certaine laideur
peuvent susciter une passion véritable : elles paraissent
plus vulnérables. On se retrouve à rêver leur
beauté, et le rêve de la beauté est souvent
plus désirable que la beauté même.
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Cela fait deux
semaines que Hong Kong lutte avec l'épidémie. Il ne
s'agit pas d'ailleurs de prendre l'épidémie tellement
au sérieux. Il faudrait prendre la guerre en Irak beaucoup
plus au sérieux. Mais cela fait deux semaines que nous vivons
vraiment avec elle. Au début, je n'ai pas compris comment
une maladie qui faisait si peu de morts pouvait déclencher
une telle peur. Hier, en regardant les tours sortir de l'obscurité,
je l'ai mieux compris. Hong Kong, brusquement tirée de l'ombre
par une réussite éclatante, vit aujourd'hui dans une
aube incolore : celle d'un danger sans contours définis.
Il est troublant de lire dans la crise que traverse Hong Kong les
chapitres inversés de la guerre en Irak. Les Etats-Unis sont
partis en croisade contre un ennemi supposé. Ils l'ont noyé
sous un déluge de feu et le monde entier baigne dans ce spectacle.
Rien de tel à Hong Kong : la ville attaquée par surprise,
atteinte non pas dans sa chair mais dans sa confiance, vit aujourd'hui
dans la vague lueur de ces ampoules qui éclairent les chambres
d'hôpital. Car dans les villes modernes, les épidémies
ne sont plus le fléau de Dieu. Elles ne sont qu'une procédure
administrative supplémentaire, longue et lassante comme la
vérité.
Le docteur
regardait toujours par la fenêtre. D'un côté
de la vitre, le ciel frais du printemps, et de l'autre côté,
le mot qui résonnait encore dans la pièce : la Peste.
Le mot ne contenait pas seulement ce que la science voulait y mettre,
mais une longue suite d'images extraordinaires qui ne s'accordaient
pas avec cette ville jaune et grise, modérément animée
à cette heure, bourdonnante plutôt que bruyante, heureuse
en somme, s'il est possible d'être à la fois heureux
et morne. Et une tranquillité si pacifique et si morne niait
presque sans effort les vieilles images du fléau, Athènes
empestée et désertée par les oiseaux, les villes
chinoises remplies d'agonisants silencieux
Dire que Hong
Kong a été rendue plus vulnérable à
l'épidémie par cela même qui a symbolisé
sa puissance : la concentration de sa population, la hauteur de
ses tours.
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